Six ans après Les Indes fourbes, Alain Ayroles revisite Richard III de Shakespeare avec son nouveau roman graphique, La Terre verte, une réflexion sur la soif de pouvoir magnifiquement mise en dessin par Hervé Tanquerelle.
Avec ce nouvel album signé Alain Ayroles, c’est l’un des meilleurs auteurs français de BD qui fait son retour en majesté. Non pas qu’il se fît plus rare ces derniers temps – sa nouvelle série en cours de publication, L’Ombre des lumières, dessinée par Richard Guérineau, s’impose déjà comme une grande saga historique – mais le précédent roman graphique qui porte sa signature, publié il y a six ans déjà, a fait suffisamment de bruit pour créer de l’anticipation. Soit Les Indes fourbes, qui, sous le dessin en aquarelle de Juanjo Guarnido (le créateur de Blacksad), racontait les aventures rocambolesques du peu recommandable Don Pablos de Ségovie, une fripouille en quête d’Eldorado dans l’Amérique du XVIe siècle. Et il y a effectivement des liens à mettre en avant avec La Terre verte, nouvel ouvrage plus imposant encore (260 pages), qui vont au-delà de la simple passion d’Ayroles pour les récits au souffle épique et les personnages à la morale ambiguë.
Richard Ier… Petit chiffre, modeste royaume
Cette fois accompagné d’Hervé Tanquerelle (Le Dernier Atlas) pour le dessin, Ayroles narre le destin tragique d’un monarque déchu, chassé d’Angleterre, qui débarque au Groenland en quête d’une seconde chance. Dans l’immensité des décors de la «Terre verte», la vie est rude et l’humain se sent tout petit. Lorsque la nef avec à son bord Richard arrive sur ces rivages glacés, il y a bien longtemps que les autochtones n’ont pas vu d’étrangers; avec leurs chapelles de fortune et la persistance des croyances ancestrales, ces derniers descendants des Vikings forment une communauté qui, pour Richard et l’évêque Dom Matthias, doit être reprise en main. Et si les habitants plaident pour que le Groenland reste «une terre libre, sans seigneurs ni roi», Richard, en leur promettant de reconstruire une grandeur supposément perdue, mûrit en secret un dessein bien plus sombre.
De la même manière que Les Indes fourbes se plaçait dans la veine du récit picaresque en imaginant la suite du roman El Buscón, chef-d’œuvre de la littérature espagnole du XVIIe siècle, La Terre verte se réapproprie l’art de la tragédie selon Shakespeare. Le sort de cet ancien roi bossu et boiteux qui va retrouver, jusqu’à s’y perdre, le goût du pouvoir, est une réinterprétation de Richard III (1593), en même temps qu’une hypothétique suite qui ressuscite son protagoniste; divisé lui-même en cinq actes (sous-divisés en scènes), et avec ses dialogues écrits dans une langue grave et déclamatoire, le roman graphique se paie un très bel hommage à la forme théâtrale, avec en son cœur une superbe démonstration de construction dramaturgique qui, au fil du récit, rend son dénouement encore plus tendu, sinon vertigineux.
Car dans ce livre passionnant, les destins, comme les espoirs, sont nombreux et s’entrechoquent avec une violence rarement réprimée. Roi sans couronne, guerrier sans armée, Richard arrive au Groenland comme s’il était une coquille vide, rien de plus qu’une enveloppe corporelle difforme. C’est de devoir se plier au même mode de survie que les villageois qui fera renaître chez lui d’abord sa raison, qui sera ensuite vite éclipsée par ses rêves de conquête. Au nom d’une conception très personnelle de la civilisation, Richard rallie notamment à sa cause la vaillante guerrière Ingeborg, qui voit en lui sa part d’humanité sous les blessures, tout en voulant faire du pays un royaume fortuné en éradiquant les morses (pour en prendre l’ivoire) et les «Skrælings» (les Inuits), qui occupent cette même terre.
Ayant trouvé «une cause» auprès des villageois, Richard, manipulateur aussi troublant que sinistre, la reprend à son compte pour légitimer sa place de chef dans un pays où l’âpreté de la vie, qui s’organise selon le manque de bétail, les attaques d’ours et les difficultés à cultiver la terre glacée, est contrebalancée par la philosophie humaniste qui émane des autochtones. Mais dans cette fiction drôlement réaliste, comme dans l’histoire du monde, la philosophie ramène rarement les puissants à la raison – pire, elle les conforte dans leur folie. Ce qui fait se demander à Kráka, le bouffon : «Que devient le fou d’un roi quand le roi devient fou?»
Fait assez rare pour être noté, La Terre verte, avec ses planches fourmillant de détails et son découpage quasi cinématographique, vient de paraître dans une version en noir et blanc avant que l’édition standard, en couleurs, arrive en librairies au mois d’avril. Le roman graphique d’Ayroles et Tanquerelle fera sans aucun doute bientôt reparler de lui, mais c’est cette version, dans laquelle transparaissent jusqu’aux coups de crayon les plus fins du dessinateur, qui sied le mieux à son protagoniste sombre et son épopée désolée.
La Terre verte,
d’Alain Ayroles
et Hervé Tanquerelle. Delcourt.
L’histoire
Aux derniers temps du Moyen Âge, les ultimes descendants des Vikings tentent désespérément de survivre sur les rivages glacés du Groenland. Un homme au lourd passé, en quête d’une seconde chance, débarque parmi eux. Leur apportera-t-il le salut ou précipitera-t-il l’effondrement de la «Terre verte»?