Pour son premier roman graphique, Nicolas Badout donne vie à L’Enfer, chef-d’œuvre inachevé du cinéma, cherchant à coller au plus près aux intentions narratives et visuelles du film fantôme et de son réalisateur démiurge.
Ça devait être un film choc qui, comme Otto e mezzo de Federico Fellini, comptait marquer au fer rouge le cinéma du début des années 1960. Le révolutionner même. Tout était réuni pour y parvenir : un réalisateur culte, Henri-Georges Clouzot, aux œuvres mythiques (L’assassin habite au 21, Quai des Orfèvres, Le Salaire de la peur). Une actrice au naturel dévastateur, Romy Schneider, devenue célèbre quelques années auparavant en impératrice (la saga «Sissi»).
Enfin, des moyens financiers illimités octroyés par les responsables de la Columbia, impressionnés par les premiers essais et les effets visuels. Pourtant, L’Enfer ne verra jamais le jour, plombé par un cinéaste aux ambitions démesurées et confuses.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, laissant à cette œuvre le soin de hanter le 7e art, comme tout film maudit qui se respecte. Mais voilà, avant d’arrêter les frais en 1964 après trois semaines de tournage, à la suite du départ de l’acteur principal, Serge Reggiani (pour dépression), et d’un infarctus, le réalisateur accumule 185 bobines contenant plus de 13 heures de pellicules.
De quoi susciter la curiosité, voire l’envie de reprendre le projet inachevé. Trente ans plus tard, Claude Chabrol concrétise l’idée et imagine une version soft, dépouillée de toute originalité, avec François Cluzet et Emanuelle Béart. Et en 2009, Serge Bromberg et Ruxandra Medrea dépoussièrent les archives pour un documentaire appliqué qui permet de mieux comprendre les intentions de Clouzot.
À travers ces images inédites, L’Enfer est présenté comme un objet singulier, un ovni cinématographique articulé en deux parties qui s’entremêlent : en noir et blanc, l’histoire classique d’un jeune couple qui prend la gérance d’un hôtel dans le Cantal. En couleur, à travers des effets kaléidoscopiques et stroboscopiques, la folie qui s’empare progressivement de l’homme, en proie à une jalousie maladive et à la paranoïa.
Des crises provoquées par le passage régulier d’un train qui le fait donc dérailler. Marcel perd pied, en proie au manque de sommeil et aux hallucinations. Il harcèle Odette, la questionne sans relâche, la suit, l’espionne, la supplie «d’avouer» ses tromperies, l’assure qu’il «saura pardonner». Mais cette voix intérieure, qui lui assure que sa femme n’est pas celle qu’il croit, va l’amener à commettre l’irréparable…
Nicolas Badout, illustrateur à l’univers graphique à la frontière entre l’imaginaire et le réel, a trouvé un sujet qui colle bien à ses manies pour se lancer, quoique délicat à manier (en raison, surtout, de son importance patrimoniale). Pour ses premiers pas en BD, il se place alors dans l’œil de Clouzot, suivant scrupuleusement ce qu’il a trouvé dans les coffres de la Cinémathèque française (scénario, notes d’intention, rushes…).
Sa volonté est claire : reconstituer L’Enfer comme si le film avait été terminé en son temps, calé sans dévier d’un iota sur les desseins de son créateur (bien que ce dernier, selon certains témoignages, dont celui de Costa-Gavras, alors assistant à la réalisation, modifiait l’histoire au fil du tournage).
Le résultat est à la hauteur de son modèle, original dans sa forme et son sujet. Avec ses cases qui se déforment et son trait qui part dans des délires psychédéliques, le jeune auteur, au dessin d’un noir sans espoir, se rapproche de belles références, comme Mezzo (Le Roi des Mouches) et Charles Burns (Black Hole). Petit bémol toutefois sur la représentation des personnages, notamment celui de Romy Schneider, moins maîtrisé que celui de Serge Reggiani… et d’Henri-Georges Clouzot, lui aussi illustré.
Mais cela n’enlève rien au charme ténébreux de ce devoir de mémoire, à qui il ne manque que la musique électro-acoustique et l’expérience concrète de l’art cinétique pour être raccord avec l’original. Mieux : la version de Nicolas Badout s’inscrit dans les préoccupations actuelles sur la violence (psychique et physique) faite aux femmes. Comme quoi, L’Enfer n’avait pas encore tout dit.
L’Enfer, de Nicolas Badout. Sarbacane.
L’histoire
1962. Marcel et Odette, heureux jeunes mariés, prennent la gérance d’un hôtel situé dans le Cantal, au pied du viaduc de Garabit qui surplombe le lac de Grandval. Ils sont amoureux et l’avenir leur appartient!
Dans ce cadre naturel exceptionnel, les mois et les années passent, l’hôtel a désormais ses habitués, la vie s’écoule doucement entre farniente, apéros, parties de cartes et ski nautique sur le lac… Tout va pour le mieux, si ce n’est que Marcel ne supporte plus le fracas infernal du train qui, plusieurs fois par jour, emprunte le viaduc. Il dort mal, puis ne dort plus.
Quand il commence à entendre des voix qui le persuadent qu’Odette le trompe, sa raison vacille…