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Bande dessinée : le Grand Est vu par Denis Robert


Denis Robert signe un road movie initiatique entre un père et son fils à travers la Lorraine. (illustration Franck Biancarelli)

Avec « Grand Est », mis en image par Franck Biancarelli et sorti aux édition Dargaud, Denis Robert signe un roman graphique magnifique. Un road movie initiatique entre un père et son fils à travers la Lorraine, qui donne lieu à une intéressante analyse de notre société.

Grand Est semble faire l’unanimité auprès de la critique BD. Ça n’a pas dû vous arriver souvent…

Denis Robert : C’est vrai, la presse est assez unanime. Mais bon… C’est sans doute lié à la tendresse qui se dégage du récit entre le père et le fils.

L’album est présenté comme un road movie. N’est-on pas là, plutôt, dans un exercice d’introspection ? Dans le sens où dans « L’Affaire des affaires » vous présentiez le résultat de vos investigations sur l’affaire Clearstream, tandis que là, vous livrez vraiment votre pensée, vous présentez vos questionnements, vos craintes, etc.

Oui, vous avez raison. En plus, l’écriture de ce roman graphique est venue vraiment après Clearstream; j’ai eu une période de doute sur le sens de l’écriture, sur ce que j’allais faire après. J’avais une sorte de blocage. C’est ce que je dis au début du récit d’ailleurs. À un moment, c’est revenu et ça a pris cette forme-là.

Une écriture qui revient lors d’un stage de récupération de points du permis de conduire. C’est assez improbable.

C’est ça. C’est un lieu de brassage où, pendant deux jours, les gens sont comme dans un bocal, déconnectés du quotidien, et où on croise des gens qu’on ne croise pas d’habitude. Je trouvais que les personnes étaient attachantes. Et puis on avait tous ce même problème : le besoin de récupérer des points pour le permis. Et là, il n’y a plus de différence de classe sociale, d’âge ou autre, on est tous dans la même galère et on se retrouve face à un psychologue et un moniteur d’auto-école qui sont un peu suffisants. Mais bref, c’est un prétexte pour lancer l’histoire… et la voiture.

Autre point important dans ce livre, c’est la place que vous donnez à la parole des quidams. Que ce soit au stage de récupération de points du permis de conduire, dans une auberge, chez des copains ou encore dans une fête foraine, vous semblez avoir le don de savoir faire parler les gens, de les écouter et surtout de respecter leur point de vue, sans juger.

C’est un peu ça. Je renoue avec un journalisme à ma manière. C’est un livre inquiet sur où va cette époque. Et d’ailleurs le Brexit, tout ce qu’on est en train de vivre avec cette nouvelle crise systémique qui se prépare, prouve quelque part que ces inquiétudes qui était en moi il y a 3 ou 4 ans, quand je démarre le livre, étaient justifiées. C’est un livre qui essaye de prendre la température en allant voir les gens et, aussi, qui réfléchit aux solutions. Ce n’est pas qu’un livre sur la Lorraine post-industrielle, noir, car il y a aussi des gens attachants. Ce n’est pas un livre qu’on peut enfermer dans des clichés. Et l’histoire du forain est intéressante, le type me dit un truc comme : « Le jour où les forains disparaîtront, on sera vraiment dans la merde, parce que les pauvres ont encore un peu d’argent pour payer quelques tours de manège à leurs enfants. » Je trouve que c’est beaucoup plus intéressant que toutes les statistiques ou les sondages que peuvent faire les partis politiques ou les sociétés de marketing.

Bref, le politique a perdu son pouvoir face à l’économie, pour ne pas dire face aux multinationales.

C’est ça. Mais dit comme ça, ça fait cliché, j’essaye, moi, de le montrer avec un peu plus de pertinence. Je le dis donc de manière indirecte. Il y a des réflexions dans ce sens dans l’album. Quand il est à la piscine, par exemple, il dit : « Qu’est-ce qui nous a échappé pour que, collectivement, on soit dans cette situation ? » C’est ce questionnement- là qui l’habite. Et l’idée derrière ça, c’est : quel monde vais-je transmettre à mon fils ? Et, comment je fais pour, à la fois, le protéger et en même temps lui donner confiance en l’avenir ? On est dans une société très anxiogène. On est une génération qui, avec l’univers médiatique dans lequel on baigne, va faire naître une génération paranoïaque. Si on commence à faire peur à nos enfants, ou si on commence nous-mêmes à avoir peur, on va générer une génération de gens qui vont se replier sur eux-mêmes. Alors qu’on sait bien que ce n’est pas la solution.

Vous dites « il » en parlant du personnage de la BD, comme si ce n’était pas vous.

Bien sûr, c’est moi. Bon, dans la vraie vie, mon fils ne s’appelle pas Woody, mais on a effectivement fait un voyage lui et moi qui a duré trois jours et pendant lequel on est effectivement allés visiter le musée de la Mine, on est allés dormir chez un copain, etc. Mais j’ai aussi concentré des évènements, par exemple la partie au zoo d’Amnéville, ne s’est pas déroulée au même moment, mais j’ai tout regroupé.

Pour revenir à l’idée de road movie, parce que, effectivement, c’en est un, vous proposez là également une sorte de « Lorraine… » ou « Moselle… » ou « Vallée de la Fensch… pour les nuls », avec tout ce qu’il faut d’histoire, de sociologie, de démographie, d’économie et même de tourisme. Malgré le fait que la Lorraine soit « la France d’après, la France qui a morflé » comme vous écrivez, vous aimez profondément votre région. Qu’est-ce qui vous attache à ce point à elle ?

Les racines. C’est l’endroit où je suis né, où j’ai grandi, où se trouvent les fantômes du passé, là où il y a mes grands-parents, mes amis. Ceci dit, je crois être capable d’habiter partout. Quand j’étais aux États-Unis, je me voyais parfaitement habiter à Brooklyn. Mais je ne suis pas un type qui voyage en fonction du climat, plutôt en fonction des gens. Et c’est vrai que cette région, j’y suis attaché pour toutes ces raisons… mais aussi la qualité de vie; pour le prix d’un studio à Paris, ici on a une grande maison.

Mais d’un autre côté, comme vous le rappelez dans l’album, la terre est polluée, on respirait mal à cause des usines, il y a des affaissements miniers, etc.

C’est vrai. Mais ce n’est pas exactement à ces endroits que j’habite. Ce qui m’a fait réfléchir, c’est effectivement le passage chez cet ami qui était journaliste, mais qui tient désormais une cave à vin et à whisky et qui est conseiller municipal, d’une des pires villes de Moselle au niveau de la pollution. Et pourtant, au carnaval il y a un monde fou, il reste des cafés où les gens se retrouvent, il y a une solidarité incroyable, etc. C’est en discutant avec lui que je comprends que du fait qu’ils aient fermé la cokerie, il y a moins de pollution. Effectivement, la nappe phréatique est polluée, personne veut le voir, il y a des taux de cancer élevés, mais, à force, peut-être qu’on va dépolluer ça, que l’avenir va être meilleur. Mais bon, il y a d’autres problèmes. Un des endroits les plus tristes du monde, pour moi, c’est le musée de la Mine, un truc tout en plastique, avec des anciens mineurs qui transportent les touristes. On glorifie un passé qui est foutu, alors qu’il faudrait investir dans l’avenir. Et là-bas, y a des types qui touchent de bonnes retraites depuis l’âge de 45 ans et, à côté, des taux de 40 à 50% de chômage, et donc énormément de trafics en tout genre et des gens obligés d’aller bosser en Allemagne. Ça crée une douleur chez les gens de 20 ans, qui est flagrante. Ce sont deux mondes qui s’affrontent. Et, encore une fois, ce n’est pas un hasard si le FN fait, là-bas, 40-50%. La situation n’est pas facile. Mais il reste des gens qui font de leur mieux et essayent de rester dignes.

Là-bas ils vont en Allemagne, plus près d’ici, ces gens qui ne trouvent pas de travail en France finissent au Luxembourg, souvent dans un secteur financier dont vous avez beaucoup parlé par le passé. Alors quand on voit ces retraités de la cokerie qui, à 47 ans, touchent 3 000 euros par mois… Quoi, les responsables en font parfois trop, parfois pas assez ?

On est entraînés vers un avenir qui ressemble à un mur. Un mur qui se rapproche et il y a comme une histoire trépidante en marche que plus personne ne contrôle. Et l’Europe est complètement défaillante à ce niveau-là. Personnellement, je n’ai pas une confiance énorme envers le président de la Commission européenne (NDLR : Jean-Claude Juncker) qui fait partie de tous ces dirigeants politiques qui, aveuglement, continuent à être les marionnettes des marchés financiers. Des marchés pas du tout dirigés par des méchants banquiers qui complotent, mais par des « robots traders » qui ont gagné la partie, entre ordinateurs, trading à haute fréquence, toute cette ingénierie informatique qui fait que, aujourd’hui, des types sont en train de se battre à la nanoseconde, pour acheter des hedge funds ou être le premier sur un marché. Ce qui a des effets destructeurs sur le réel.

Tout autre chose, vous avez réagi sur Facebook à l’interview de Pierre Moscovici publiée la semaine dernière dans nos colonnes, surtout à la partie sur les lanceurs d’alerte. Voulez-vous répondre à Moscovici dans ces mêmes colonnes ?

Je peux entendre un certain nombre de choses qu’il dit, c’est vrai que la Commission fait un certain nombre de choses dans la lutte contre l’évasion fiscale, mais le rôle d’un homme politique n’est pas de toujours serrer les fesses et de tenir cette langue de bois incroyable. Là, le procès fait à Antoine Deltour, Raphaël Halet et Édouard Perrin, est un procès inique. Ces gens-là nous ont fait du bien. Grâce à eux, nous sommes informés de ces fameux tax rulings qui sont des ignominies. C’est de là que viennent de nombreuses difficultés financières de nombreux États. Les multinationales, avec la complicité de pays comme le Luxembourg, mais aussi d’Ernst & Young… (il réfléchit, cherche ses mots), on voit bien que le vol est manifeste.

J’ai assisté au premier jour du procès et j’ai essayé de me mettre dans le cerveau des magistrats et du président du tribunal. On voyait bien qu’il ne voulait pas aller sur le terrain de la justice, on voyait bien que c’était une absence totale de justice et que c’était un jugement politique. Ce que j’attends d’un homme politique comme Moscovici, qui se dit socialiste, c’est qu’il ait au moins une parole forte en disant que ce procès n’est pas possible. Qu’il faut relaxer ces gens-là*. Je sais que ce n’est pas le souhait du gouvernement luxembourgeois, car si on relaxe ces trois-là, c’est la porte ouverte, après, à d’autres lanceurs d’alerte. Mais le problème de la justice, c’est d’être juste, pas de prendre en compte ces considérations politiques et économiques.

Entretien avec Pablo Chimienti

* Antoine Deltour et Raphaël Halet ont été condamnés mercredi à Luxembourg à 12 et 9 mois de prison avec sursis. Édouard Perrin a été acquitté.