Derf Backderf tient-il son chef-d’œuvre? Avec Kent State, son quatrième roman graphique, l’auteur de Mon ami Dahmer livre un récit historique passionnant qui fait office de parabole du monde d’aujourd’hui.
Le 4 mai 1970, Derf Backderf a dix ans et vit à Richfield dans l’Ohio. De ce village de 3 000 habitants, l’histoire ne retient pas grand-chose, sinon qu’il fut le lieu de résidence des Cleveland Cavaliers à leurs débuts, bien longtemps avant qu’un natif de la ville voisine d’Akron, LeBron James, n’amène l’équipe en finale de play-offs NBA pour la première fois de son histoire (avec une douloureuse défaite). Mais à côté de Richfield, l’université de Kent State est, elle, plus tristement célèbre. Ce jour-là, dans le campus de l’université assiégé par les forces militaires, quatre étudiants perdent la vie pendant une fusillade en réaction à une manifestation anti-Vietnam et non violente. Les tirs ont duré treize secondes et ont blessé gravement neuf autres étudiants.
Alors il incombe à Backderf, qui n’a jamais quitté l’Ohio (il vit aujourd’hui à Cleveland), de devenir l’historien de ses propres terres. Un historien de l’insolite, qui met en scène ces endroits qu’il connaît bien avec le même sens du détail qu’un Stephen King transformant son État natal du Maine en symbole de son Amérique fantasmagorique. King et Backderf, chacun maître de leurs arts respectifs, ont beaucoup plus en commun qu’il n’y paraît, avec, chez le dernier, une dimension autobiographique toujours superbement racontée, qu’elle inspire la terreur (Mon ami Dahmer, 2012) ou l’excitation (Punk rock & mobile homes, 2010), ou qu’elle raconte l’absurde réalité de la vie (Trashed, 2015).
Le lien entre l’auteur et son sujet est évident, mais le quatrième roman graphique de Backderf, Kent State, s’affranchit de toute «auto-inclusion» en balayant la dimension autobiographique dès le prologue, où il est assis à l’avant d’une voiture, le dernier numéro de Mad Magazine à la main, sa mère au volant. En allant à un bien inoffensif rendez-vous chez le médecin, les Backderf mère et fils passent à côté de la Garde nationale, armée jusqu’aux dents, venue jouer de la répression face aux routiers de Richfield en grève. «Je suis secoué, ébranlé» à la vue des militaires, écrit l’auteur.
Cette fois, c’est une œuvre purement historique qu’il réalise, comme le projet d’une vie. En près de 300 pages, l’auteur retrace les trois jours qui ont précédé le drame et reconstruit l’histoire des différents points de vue dans un enchaînement de situations difficilement croyable et pourtant bien réel. À 60 ans, Derf Backderf accouche de son œuvre la plus ambitieuse mais aussi la plus puissante.
Ça ne vous rappelle rien ?
On le sait conteur hors pair, mais c’est surtout le poids des images qui compte ici. Les fondamentaux de son travail sont là : le noir saturé et inquiétant qui envahit les pages, poussé à son paroxysme avec des scènes de nuit glaçantes. La première scène d’émeutes, cauchemardesque, permet à Backderf d’imposer son travail sur le noir en même temps qu’il dévoile ses protagonistes, déjà pris malgré eux dans l’enfer du campus sans savoir la tragédie qui les attend. L’auteur se réapproprie, au fil des cases, un style cinématographique éclatant dans les scènes d’action et d’émotion, pour un accomplissement esthétique absolu.
Avec Kent State, Derf Backderf fait montre d’un impressionnant travail de recherche qu’il n’est pas à mettre, cette fois, sur le compte du souvenir personnel. Au contraire : pour recréer ce drame de la manière la plus fidèle (avec tout de même quelques moments imaginés pour que s’épanouisse la dramaturgie), il a passé des centaines d’heures à égrener documents d’époque, photos (il recrée superbement le campus sous tous ses angles), articles de journaux, livres d’histoire… Tout cela sur le site où la tragédie s’est déroulée il y a 50 ans, dans cette même université de Kent State, dont les bibliothèques servent aussi d’archives de ce 4 mai meurtrier.
Et puis il y a les entretiens que Backderf a menés avec les survivants de cette journée, dont on jure que l’auteur a tiré certains dialogues, tant ceux-ci sont d’une authenticité tendre et parfois même déconcertante. Quand il s’intéresse à la Garde nationale (et qu’il remonte la filière du mal jusqu’au démon en chef, Richard Nixon), le scénario met en exergue la paranoïa que les mouvements contestataires déclenchent chez les autorités et les désastres qui en découlent, à savoir des prises de risques irréfléchies et, donc, dangereuses. Ça ne vous rappelle rien ?
Oui, l’Amérique d’aujourd’hui est la même que celle du 4 mai 1970 : elle est face à elle-même. Ou plutôt, une Amérique du pouvoir, de la domination, qui est face à celle – plus jeune – qui pointe du doigt, qui conteste, qui réclame le changement. Rappeler cette histoire vraie, aujourd’hui oubliée, n’est pas qu’une mise en garde ou un acte militant : c’est une entreprise visionnaire.
Grégory Cimatti
Kent State, de Derf Backderf. Éditions Ça et là.
L’histoire
Kent State relate les événements qui ont mené à la manifestation du 4 mai 1970 et à sa violente répression sur le campus de cette université de l’Ohio. Quatre manifestants, âgés de 19 à 20 ans, furent tués par la Garde nationale au cours de cette journée. Cet événement marqua considérablement les esprits et provoqua des manifestations gigantesques dans tout le pays avec plus de quatre millions de personnes dans les rues, marquant un retournement de l’opinion publique sur l’engagement américain au Vietnam.