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[Bande dessinée] La sagesse des animaux


Formé de plusieurs histoires courtes qui se rejoignent en bout de course, "Le Discours de la panthère" donne aux animaux une existence et des pensées propres. (Crédit : DR)

À travers une ménagerie bavarde et aux questionnements existentiels, Jérémie Moreau, Fauve d’or à Angoulême en 2018, explore les chemins qui mènent aux origines du monde. Avec grâce et sensibilité.

Jérémie Moreau serait-il fâché avec son espèce ? Ses œuvres racontent en tout cas une franche désillusion à l’égard de l’humanité, aussi bien à travers le parcours d’un jeune tennisman (Max Winson) que d’un colosse déraciné sur les terres hostiles d’Islande (La Saga de Grimr, meilleur album en 2018 au festival d’Angoulême) ou d’un piètre chasseur préhistorique, versé dans la contemplation (Penss et les plis du monde). Ses héros sont souvent incompris, emportés par les flots d’un monde absurde. Rejetés, aussi, par leurs contemporains superstitieux et viles, seulement intéressés par le pouvoir, la gloire, le prestige. Trop sensibles, trop différents.

Un autre ouvrage, tout aussi révélateur, n’est pas non plus à omettre : son tragicomique Singe de Hartlepool (avec Wilfrid Lupano au scénario), mettant en scène un tranquille chimpanzé à la coiffe napoléonienne, confronté au nationalisme et au racisme ordinaire. Une fois encore, mais dans des proportions bien plus généreuses ici, l’animal occupe le devant de la scène. Dans Le Discours de la panthère, il efface même totalement l’Homme de la carte, laissant la nature et la bête s’exprimer sans retenue. C’est que l’auteur est un passionné d’ethnologie, comme l’est l’un de ses confrères, Alessandro Pignocchi, tous deux se nourrissant des idées de Philippe Descola.

Ce dernier, héritier de Claude Lévi-Strauss, a longuement côtoyé les Indiens Achuar d’Amazonie, qui, au cœur de leur microsociété préservée, se considèrent égaux aux animaux, insectes, plantes et roches qui les entourent. Sans hiérarchie aucune. Dans son nouvel ouvrage, Jérémie Moreau renverse ainsi la pyramide, celle créée par l’homme et pour l’homme qui s’est toujours vu au sommet de tout règne animal, dernier échelon de perfection entre la terre et le divin. Avec lui, c’est une jolie ménagerie, dotée de la parole et tourmentée de questions existentielles, qui cherche à donner un sens à sa vie, à sa mort. Dans cette nature originelle, elle va de l’avant, envers et contre tout.

L’auteur sonde nos propres incertitudes et nos peurs, dans un esprit certes très différent des Fables de La Fontaine

Ici, un buffle qui pousse pour déplacer l’île et la sauver de l’impact d’une comète; là, un étourneau curieux perdu en pleine migration. On tombe également sur une autruche qui doute, un jeune éléphant apprenant l’histoire du monde et une panthère, à la sagesse reconnue, qui prêche comme Zarathoustra. Formé de plusieurs histoires courtes qui se rejoignent en bout de course, Le Discours de la panthère donne aux animaux une existence et des pensées propres. Derrière la parabole, il sonde nos propres incertitudes et nos peurs, dans un esprit certes très différent des Fables de La Fontaine.

Faire parler les bêtes de tout poil pour mieux faire ressortir nos tourments, le procédé n’est pas nouveau en BD, mais le geste de Jérémie Moreau est singulier à plus d’un titre. D’abord avec un «discours» philosophique qui ramène à des réflexions essentielles sur l’amour, le temps qui passe, le deuil… Ensuite avec de généreuses pages d’où la couleur déborde, sacrifiant l’élégance de l’aquarelle pour le dynamisme du numérique. Dans une même ampleur, le découpage se veut affranchi. En somme, c’est la nature qui reprend le dessus, soutenue dans son geste par une finition soignée des Éditons 2024. Au final, une belle réussite. «Ni plus ni moins», dirait la panthère…

Grégory Cimatti

Le Discours de la panthère, de Jérémie Moreau. Éditions 2024.

«L’homme est l’animal le plus malmené par ses pulsions»

L’auteur Jérémie Moreau raconte sa nouvelle œuvre, entre dragon de Komodo et pulsions destructrices.

GENÈSE «Il y a quelques années, j’ai regardé la série documentaire animalière Life de la BBC. J’avais été frappé par cette scène où un dragon de Komodo, ayant mordu un buffle, attendait pendant des semaines que sa proie succombe au venin. Cette situation d’attente de l’inéluctable m’a trotté dans la tête pendant un certain temps. J’avais très envie de transformer cette scène en conte animalier.»

ANIMAUX «J’ai incarné avec beaucoup de plaisir les différentes formes animales. Endosser les manières d’être d’un petit oiseau ou d’un éléphant décuplait les possibilités dramaturgiques (…). Mon intention n’est pas vraiment d’utiliser des animaux pour personnifier des états d’âme, des vices ou des vertus humaines. J’avais plus envie d’imaginer embrasser le point de vue d’animaux, me glisser dans leur conscience, et de jouer avec les questions existentielles qui peuvent naître de telle ou telle façon d’être.»

HOMME «Au discours final de la panthère, un seul protagoniste est absent : l’homme. En ne s’y rendant pas, il rate un enseignement essentiel : ne pas céder à ses passions (au sens philosophique), ni aux superstitions ou au sacré devant la finitude de la vie (…). Cette sagesse tout animale manque à l’homme. N’ayant pas reçu l’enseignement de Sophia, il est l’animal le plus malmené par ses pulsions.»