Dans ses ouvrages, Baru a toujours abordé, plus au moins frontalement, la question du déracinement et de la difficile intégration. Avec Bella ciao, il pousse l’effort plus loin et offre une histoire populaire de l’immigration italienne, qu’il déclinera sur trois tomes.
Il y a d’abord cet énorme bandeau rouge, qui interroge. Dessus, on peut lire : «Le grand œuvre de Baru». Ce dernier, 73 ans, a pourtant déjà signé des ouvrages qui font date, de Quéquette Blues aux Années Spoutnik en passant par L’Autoroute du soleil. Mais, l’âge aidant, il lui manquait peut-être un dernier livre de référence, sorte de condensé plus approfondi de son sujet de prédilection qui l’a toujours animé au plus profond de ses gènes : l’exil et son douloureux pendant, la difficile intégration.
Après quarante années d’histoires, qui l’ont vu remporter le Grand Prix d’Angoulême en 2010 (le graal pour un auteur de BD), voilà donc enfin qu’il met sur papier une idée qui lui trotte dans la tête depuis bien longtemps : raconter une histoire populaire de l’immigration italienne. Celle de sa famille. Celle des autres. Celle, finalement, de tous les siens. Bella ciao, qui sera décliné sur trois tomes, plonge donc dans la grande Histoire et les souvenirs familiaux de l’auteur.
Un aller-retour entre réalité et fiction qui s’articule autour d’une question centrale : quel prix doit payer un étranger pour cesser de l’être et devenir transparent dans la société française ? Et si l’étranger, ici, est italien, l’intention n’oublie pas l’universalité de la question, surtout en ces temps brumeux où la montée des nationalismes démontre la faillite des politiques d’intégration, tandis que le racisme ordinaire, lui, prospère.
Une piqûre de rappel qui se fait évidemment en chanson, tous poumons dehors, avec ce Bella ciao, hymne que beaucoup connaissent, surtout depuis que des braqueurs espagnols en ont fait leur rengaine (La casa de papel). Mais pour les habitués du festival de Villerupt (pour lequel Baru signe d’ailleurs régulièrement l’affiche), il n’est pas rare que la chanson s’invite entre le café et la grappa, comme l’affirmation d’une identité sacrifiée. Mieux, celle d’une résistance chevillée au corps.
Une galerie de personnages vivants et attachants
Baru (Hervé Barulea de son nom), pour montrer toute la violence du déracinement, emploie les grands moyens en lançant son récit en août 1893 aux salines d’Aigues-Mortes, dans le Gard, théâtre d’une sauvagerie meurtrière soldée par la mort de dix Italiens. Une cinquantaine d’autres seront blessés, dont certains conserveront des séquelles à vie.
Une «chasse à l’ours» qui reste, encore aujourd’hui, le plus grand massacre d’immigrés de l’histoire contemporaine française mais aussi l’un des plus grands scandales de son histoire judiciaire, puisque aucune condamnation ne sera jamais prononcée…
Plus loin, l’auteur ressort même un article de presse, daté de 1905, de L’Étoile de l’Est, quotidien de la démocratie républicaine de la Meurthe-et-Moselle, qui parle de la «cuisine diabolique» et de la «saleté chronique» des Italiens de Mont-Saint-Martin et de Villerupt… Avec ces choix, il annonce que cette traversée du XXe siècle, dans ce qu’il peut avoir de plus tragique, ne va pas se faire le cœur léger. Pourtant, si Baru aborde également Mussolini et la guerre d’Espagne, son trait séduisant et surtout sa galerie de personnages vivants et attachants apaisent les douleurs.
Car Bella ciao, c’est aussi une histoire de famille, celle de Teodorico Martini, narrateur. À travers ses souvenirs, qui se jouent de la chronologie et de la linéarité, on plonge dans cette ambiance bon enfant où, autour d’un repas de communion, on discute politique, à grandes rasades d’alcool et à coup d’accordéon. On file dans les villages où les marâtres se chambrent sur le fascisme des unes et le communisme des autres. On revient enfin à l’usine, avec un grand-père fier de ses chaussures neuves, ou encore à travers la course folle d’un jeune voulant à tout prix se faire naturaliser et ainsi éviter son enrôlement pour la guerre.
Une recette familiale de pâtes !
L’usine, c’est aussi celle des hauts-fourneaux, désormais éteints, derniers symboles, pourtant, de cette difficile intégration. Le narrateur, et Baru par extension, se donne alors pour tâche de laisser une trace de tout ça, notamment pour les petits-enfants, à moins que ce ne soit pour eux-mêmes. «Est-ce pour eux que je les avais finalement écrits ?», se questionne justement Teodorico à propos de ses cahiers remplis de notes, comme un devoir de mémoire envers ceux qui ont payé le prix pour que les suivants soient «transparents».
Dans ce généreux voyage, Baru mélange avec adresse la fiction, l’Histoire et la réalité «arrangée», terme alambiqué pour dire que la mémoire a ses failles et que les souvenirs sont parfois capricieux. Trois mondes que l’auteur distingue en usant tantôt de la couleur, tantôt du lavis de gris, mais aussi de simples traits noirs quand il se met en scène dans un étonnant exercice autobiographique (et donne notamment au lecteur la recette familiale des cappellettes au bouillon !).
Chose encore plus rare chez lui, dans ce volet «Uno», Baru insère de véritables documents, ceux concernant la demande de naturalisation de son père, Terzilio Barulea, en 1936, sur lesquels est notamment écrit «aucune tare connue»… À cela s’ajoutent de nombreuses annotations, qui lui permettent de s’étendre sur certains sujets comme celui, sensible, des origines de l’hymne Bella ciao. Serait-elle vraiment la chanson des partisans ? Ou plutôt une autre, ensuite détournée, chantée à la fin du XIXe siècle par les saisonnières des rizières des plaines du Pô et de Vénétie ? Aurait-elle même emprunté sa mélodie à un air klezmer?… Oui, avec le temps, l’Histoire peut être joueuse. Autant alors, comme l’a fait Baru, l’accompagner dans ses étourderies avec bienveillance et cœur. L’empreinte (et la transmission) en sera d’autant plus sensible.
Grégory Cimatti
Teodoro Martini, le narrateur, reconstruit son histoire familiale au gré des fluctuations de sa mémoire, en convoquant le souvenir de la trentaine de personnes qui se trouvaient, quarante ans plus tôt, au repas de sa communion.
Le récit se développe comme la mémoire de Teodoro, tout en discontinuité chronologique. Il y est question d’un massacre à Aigues-Mortes en 1893, de la résistance aux nazis, du retour au pays, de Mussolini, de Claudio Villa, de Maurice Thorez, des soupes populaires et de la mort des hauts-fourneaux.
En tout, du prix à payer pour devenir «transparent»…