Une petite décennie après sa sortie, La Déconfiture de Pascal Rabaté jouit d’une intégrale. L’occasion de se replonger dans la débâcle française de juin 1940, et avec son auteur, de regarder dans les «angles morts de l’Histoire».
Il y a quelques jours, on célébrait les 85 ans de l’appel du 18 juin 1940, lancé depuis Londres sur les ondes de la BBC par le général de Gaulle, en réponse à celui du maréchal Pétain, la veille, désormais à la tête d’un pays défait et soumis à l’occupant allemand. Si cet élan patriotique prend chaque année toute la place, c’est oublier qu’en deux petits mois, la France a connu une défaite militaire humiliante, probablement la plus traumatique de son histoire contemporaine, prélude à l’effondrement de la IIIe République et à l’instauration du régime de Vichy. C’est aussi oublier que derrière l’affront, il y a des combattants, dont la seule responsabilité est d’avoir sombré avec le pouvoir politique, emportés dans le même discrédit. Il était donc important de rendre hommage à ceux toujours mis au ban des hommages nationaux. Pascal Rabaté l’a fait, lui qui, depuis plus de trente ans, esquisse les «angles morts de l’Histoire».
Coup sur coup, en 2016 et 2018, sortaient ainsi les deux tomes de La Déconfiture, terme générique qui évoque moins le conflit en lui-même que les hommes. D’ailleurs, l’auteur rappelait sa philosophie à l’occasion de la sortie de sa BD Sous les galets la plage (Rue de Sèvres, 2021) : «J’ai un regard de myope : même dans la grande Histoire, c’est l’individu qui m’intéresse!». Une perspective qui se confirme avec cette intégrale qui, à l’instar de la trilogie de Jacques Tardi (Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB, aussi compilée par Casterman en 2022), s’intéresse plus à l’intime qu’à l’universel, aux détails qu’aux généralités. «Ce n’est pas un album commémoratif», précisait l’auteur en se glissant dans les pas d’un soldat, «chien sans collier» qui cherche sa compagnie au cœur de la campagne française, abandonnée par ses habitants et annexée par les «Fritz». Un bout d’humanité dans un univers de perdition, de soumission et de fatalisme.
Ce personnage de fiction, c’est Amédée Videgrain. Physiquement, il ressemble au poète-résistant René Char, et avant de sillonner les routes sur sa moto, fusil en bandoulière, était instituteur. Un simple conscrit qui, manque de chance, perd la trace de son régiment, le onzième. Le chemin de cet électron libre, tout autant déboussolé que ses nombreux camarades d’infortune (on en dénombre plus de cinq millions en 1940), va croiser celui des civils qui fuient les villages… avec leurs matelas harnachés à des carrioles de fortune, d’autres soldats qui s’interrogent sur le sens de cette guerre, des morts que l’on enterre directement dans les champs et des gradés qui, face à la gravité de la situation, s’inquiètent : «Notre armée est nulle part, et les Allemands, eux, sont partout». La promenade, elle, se fait le «nez en l’air», en raison des Stukas, ces avions chasseurs redoutables. Puis vient l’heure de la capitulation et ce long cortège de prisonniers qui grossit de jour en jour, avançant péniblement vers sa destination finale : les camps de détention.
Si aujourd’hui des films populaires comme ceux de la série La Septième Compagnie (1973-1977) ou La Vache et le Prisonnier (1959) montrent sous un angle railleur la guerre de 1940, avec ses soldats lâches, peu combatifs, conduits par des chefs stupides et incompétents, La Déconfiture offre une autre perspective. Bien sûr, elle ressemble parfois à l’expression lâchée par Louis-Ferdinand Céline dans Les Beaux Draps – «neuf mois de belote, six semaines de course à pied» – mais Pascal Rabaté pousse l’observation plus loin, en racontant le brassage des classes sociales, le racisme vis-à-vis des coloniaux, le sexe (ou le manque de sexe), la propagande, les sabotages, les envies d’évasion, sans oublier des vertus fortes comme la solidarité ou la camaraderie. Derrière la désolation et quelques moments douloureux (dont deux suicides), aussi, des dialogues savoureux et des traits d’humour, histoire de souligner toute l’absurdité de la tragédie.
«On ne peut pas vivre en dehors de l’Histoire», lâche, dans le seul et émouvant flash-back, la compagne d’Amédée Videgrain, alors que ce dernier songe à déserter. Ce qui donne à l’auteur une raison de la raconter, toujours à sa manière, au plus près de celles et ceux qui l’écrivent dans la marge, loin des discours officiels. Pour garder ce regard humaniste, Pascal Rabaté ne fait pas de surenchère avec ses traits simples et légers, d’un noir et blanc surmonté de bleu. Même les décors subissent la même simplification. Au bout, rien de nouveau, juste l’assurance d’un grand récit sur une période trouble, qui pourrait se résumer à la chanson de Damia, Tout fout le camp (1939), que l’on écoute au gramophone sur les chemins de la défaite : «Et là-haut les oiseaux / Qui nous voient tout petit, si petits / Tournent, tournent sur nous / Et crient : Au fou! Au fou!».
La Déconfiture (intégrale),
de Pascal Rabaté. Futuropolis.
On ne peut pas vivre en dehors de l’Histoire
L’histoire
Juin 1940. Il faisait beau, mais les temps étaient couverts. C’est la débâcle de l’armée française face à celle allemande, et l’exode pour de nombreux civils. Au cœur de la déroute, le soldat Amédée Videgrain lutte pour conserver ses principes et son intégrité dans ce moment suspendu de la défaite, propre aux compromissions et à l’expression de toutes les lâchetés…