Récit d’une femme sur son impossibilité à avoir un enfant, Demain est un autre jour marque le passage de l’autrice sud-coréenne Keum Suk Gendry-Kim au portrait intime, abordé sans fard.
Depuis son arrivée dans le monde de la BD, il y a un peu plus d’une décennie, Keum Suk Gendry-Kim s’est imposée comme une voix unique dans le monde du «manhwa», la bande dessinée coréenne, grâce à une œuvre déjà dense, qui allie mémoire et intime. Ses petits récits s’inscrivent dans la grande histoire, et sont souvent marqués par les traumatismes du passé, exposés avec sensibilité mais sans en atténuer la dureté. Avec Les Mauvaises Herbes (2018), elle racontait l’histoire de ces jeunes femmes arrachées à leurs familles durant la guerre du Pacifique et livrées comme esclaves sexuelles aux soldats japonais; avec L’Attente (2021), elle plongeait dans l’histoire de sa famille maternelle à travers le souvenir d’une fratrie séparée par la division du pays, entre Nord et Sud. Keum Suk Gendry-Kim peut se targuer d’être «la plus française des autrices coréennes», ainsi que le clame son éditeur, c’est bien à son retour définitif à Séoul (avec son mari français) qu’elle s’est lancée dans la BD, dessinant, un album après l’autre, une fresque puissante de son pays.
Mais derrière le titre doucement mystérieux de son nouvel album, Demain est un autre jour, Gendry-Kim montre à ses lecteurs le reflet du miroir de sa propre existence, frappée par un drame tout personnel : l’impossibilité d’avoir un enfant. L’autrice ne se pose plus en témoin vivante des blessures passées, ni en porte-voix des tragédies que tout un pays cherche à taire. Ses pages deviennent un voyage dans l’intimité de son couple et dans les pensées qui l’ont traversée durant sa trentaine; si le personnage a pour nom Bada, il faut moins y voir une volonté de préserver sa vie privée que de donner à son histoire personnelle une portée universelle. On y voit là le chemin de croix de nombreux couples, rongés par les invectives étouffantes de leur entourage et les questions soulevées par leur problème biologique.
Demain est un autre jour est le livre le plus doux de Keum Suk Gendry-Kim, puisqu’il est inspiré avant toute chose par l’amour. Mais il est autant rempli d’espoir que de déceptions; l’autrice traduit en dessin la zone d’ombre dans laquelle elle avance – et par extension, celle dans laquelle est plongé son couple – par les tons de noir et gris qu’elle utilise en fond de ses cases grossièrement définies. Une monochromie qui prend parfois le pas sur les mots, quand sa condition renvoie Bada à un drame familial qu’elle a gardé enfoui, quand une bonne nouvelle inattendue se transforme brutalement en faux espoir ou quand, affligée et en proie au malaise, elle se met à faire des rêves terrifiants.
Dans ce récit aux allures de cauchemars imbriqués les uns dans les autres comme des poupées russes, Keum Suk Gendry-Kim refuse de donner un ordre d’importance aux difficultés que son alter ego traverse. Le poids de la société, représentée par la famille et les amis, est aussi lourd à supporter que l’incapacité physique de parvenir à une envie partagée par deux êtres – le point de vue de l’homme est également adopté afin de signifier sa souffrance. La question qui revient inlassablement («Et vous, c’est pour quand?») oblige Bada à se justifier par un demi-mensonge («Nous ne voulons pas d’enfant»), aggravant la douleur du couple et isolant toujours plus la femme dans son supplice involontaire. L’épilogue en couleurs semble marquer la fin d’un long cauchemar, mais Gendry-Kim reste très réaliste : on ne peut réparer ce qui est cassé à jamais. On ne peut que laisser le temps recouvrir les regrets et les mauvais souvenirs, puis se reconstruire.
Demain est un autre jour, de Keum Suk Gendry-Kim. Futuropolis.
L’histoire
Bada et San s’aiment. Ils ont passé leurs 30 ans. Ils vivent au large de la Corée. Ils sont heureux. Ils aimeraient avoir ensemble un enfant. N’y parvenant pas, ils se résolvent au parcours de la fécondation in vitro. En vain. Demain est un autre jour est le portrait d’un couple, mais surtout d’une femme face à l’incapacité biologique de devenir mère. L’histoire d’un douloureux renoncement…