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[Bande dessinée] «Jours de chasse» : la guerre, le temps d’un week-end


(Photo : futuropolis)

Dabitch et González racontent la guerre de Bosnie vécue par trois civils serbes le temps d’un week-end : Jours de chasse est un roman graphique vertigineux sur le sens d’une guerre fraternelle motivée par les plus sombres instincts humains.

La guerre des Balkans est un sujet qui revient régulièrement dans l’œuvre de Christophe Dabitch, entre documentaire (Dabić et Dabitch, un cousin serbe, 1994) et récits illustrés (Lendemains, avec le photographe Grégory Valton, 2005; Voyage aux pays des Serbes, avec le dessinateur David Prudhomme, 2003). Descendant d’immigrés yougoslaves, l’écrivain et scénariste de BD s’est souvent rendu chez sa famille serbe, qu’il n’avait jamais rencontrée auparavant, y compris lorsque Belgrade était à feu et à sang. L’auteur de La Ligne de fuite (avec Benjamin Flao, 2007) ou plus récemment du Passeur de lagunes (avec Piero Marcola, 2023) affronte pour la première fois le sujet dans une BD. Pas sur le mode autobiographique ni documentaire, mais dans un style de réalité-fiction saisissant, sous la forme d’un journal intime tenu à 30 ans de distance, sur un chapitre court, mais fondamentalement marquant, de la vie de Milan.

En 1992, Milan est un jeune homme qui a quitté la Serbie il y a quelques années, quand le pays s’appelait encore Yougoslavie, pour la Finlande. À la mort de sa mère, il retourne dans un pays en guerre et accepte, par amitié, de suivre deux vieux copains, Vladimir et Boris, pour un week-end de chasse dans les forêts au sud du pays. Avec Jours de chasse, Dabitch, dont le travail est constamment en tension entre un ancrage profond dans le réel et le pouvoir de l’imaginaire, évoque le théâtre de Beckett avec le récit de ces trois personnages en quête de distance avec le conflit. Du moins le croit-on, puisqu’on s’identifie ici à cet homme pacifiste rentré presque étranger dans son propre pays.

En réalité, Vladimir et Boris amènent effectivement leur ami Milan au milieu des forêts, mais au cœur de la guerre, auprès d’une milice locale qui prépare une attaque contre un village bosniaque. Le temps d’un trajet en voiture, des civils se transforment en monstres sanguinaires, emplis de cruauté et de haine. Pour Milan, c’est le point de départ d’une réflexion profonde sur le sens de cette guerre fraternelle, mais, surtout, le début de la perte de son innocence. Sans nous dévoiler l’authenticité des faits racontés – le scénariste est parti de témoignages et articles de journaux racontant comment des civils serbes, prétendant partir à la chasse, combattaient le temps d’un week-end au sein de factions paramilitaires –, Dabitch en fait ressortir la vérité qui s’y cache : celle d’une guerre sale menée par des «soldats» encouragés surtout par leurs instincts les plus noirs.

Ça ne tient pas à grand-chose d’être d’un côté ou de l’autre

Il y a ces phrases que l’on entend souvent dire dans les films de guerre : «Tu en as tué combien?», «Tu te souviens de ton premier?» Des questions qui, sans être posées, hantent aussi cet ouvrage, qui ramasse en 130 pages d’un récit qui donne froid dans le dos, toute une réflexion sur la guerre comme mécanisme de destruction – d’un pays, de l’individu, de la morale. Ce que les films de guerre nous ont appris, c’est qu’un conflit doit aussi faire appel à une stratégie; or, en racontant le parcours de civils, Dabitch souligne comment la haine de l’autre, couplée aux indéfectibles pulsions prédatrices de l’homme, ont été des motivations suffisantes pour livrer toujours plus de victimes à cette guerre qui a amené son lot de nettoyages ethniques et autres atrocités. Comment, aussi, la guerre peut donner à certains un sens à leur vie quand elle en réduit tant d’autres à néant.

Poussé par Vladimir à un acte de vandalisme raciste (accrocher un drapeau serbe sur la mosquée du village d’en face), peut-être une porte de sortie pour échapper à ce week-end de l’enfer, Milan et lui sont arrêtés par les Bosniaques : Vladimir est arrêté et emprisonné, Milan se fait passer pour l’un d’eux. «Les deux camps font des horreurs, l’horreur annule l’horreur, l’horreur rend tous les hommes égaux», écrit-il après sa rencontre avec les «voisins». Témoin, de l’autre côté de la rivière, de la détermination d’«un peuple en armes», rencontrant des familles musulmanes qui disent la persécution et les horreurs dont elles sont victimes, Milan ne perd jamais de vue son objectif : sauver son ami et quitter cet enfer. Mais la guerre, on ne la quitte qu’en payant un lourd tribut, du genre qui brise une part d’humanité en vous. Jours de chasse avance alors comme un vertige, un piège qui se referme sur lui-même.

Et si Dabitch reforme avec le dessinateur Jorge González le tandem qui avait livré l’étrange et envoûtant Mécaniques du fouet (2019), ce dernier s’en tient ici à un noir et blanc assez brutal, entre l’héritage du trait du roi de la BD documentaire, Joe Sacco, et de terribles accents expressionnistes. Les guerres en ex-Yougoslavie (1991-2001) sont les derniers conflits armés d’ampleur ayant eu lieu en Europe : avec ce roman graphique qui se met à hauteur d’humain pour en faire une observation nihiliste, Dabitch et González tendent un miroir noir au monde actuel.

Jours de chasse, de Christophe Dabitch et Jorge González. Futuropolis.

L’histoire

Milan, Vladimir et Boris se connaissent depuis leur plus tendre enfance dans un village de Serbie. De retour de l’étranger, Milan accepte par amitié de les suivre pour un week-end de chasse au sud du pays. Nous sommes en 1992, la guerre fait rage en Bosnie. Durant le trajet, ils partagent leurs souvenirs. Ils remontent le temps. Milan a le sentiment que rien n’a changé entre eux mais, à certaines allusions, il semble que Boris et Vladimir lui cachent quelque chose.