Jusqu’à ses 28 ans, Reza Sahibdad a vécu en Iran une vie de persécution, comme tous les Afghans de la minorité hazara, et de perdition. Il y revient dans Hazara Blues, où son récit réaliste est sublimé par le trait poétique de Yann Damezin.
De Marjane Satrapi et son Persepolis (2000-2003) à L’Odyssée d’Hakim de Fabien Toulmé (2018-2020), en passant par Etenesh de Paolo Castaldi (2011) à la série de Riad Sattouf L’Arabe du futur (2014-2022), les récits d’exilés fuyant dictatures ou pays en guerre ont eu l’occasion de faire connaître plus d’une face des phénomènes migratoires.
Chez certains, ces histoires évoquent, à travers un seul destin, des milliers d’autres; mais il y a aussi ces parcours uniques, relevant parfois de l’improbable, que peu ont finalement la chance de raconter. Celui de Reza Sahibdad est de ces derniers, lui qui a vécu mille vies avant son arrivée en France à 28 ans.
Sublimement mise en dessin par Yann Damezin, son histoire donne Hazara Blues, une chronique de l’errance forcée, des violences subies et de la recherche active de tous les moyens pour y échapper.
C’est à Paris, où Reza Sahibdad vit depuis 2008, que lui et Yann Damezin se rencontrent. Afin de réaliser ensemble ce roman graphique, il lui raconte toute son histoire. Né à Mashhad, en Iran, de parents immigrés afghans, Reza appartient à la communauté hazara, une ethnie rejetée en Afghanistan car chiite dans un pays à majorité sunnite, et tout aussi persécutée en Iran car afghane.
Son récit invite à un voyage dans le temps dans l’Iran d’après la révolution islamique et dans l’Afghanistan des talibans : la trajectoire personnelle et la leçon d’histoire s’entremêlent, et Reza grandit en même temps que les deux pays, marqués par la répression et les conflits, évoluent politiquement – sans que cela n’augure jamais rien de bon pour le héros et sa famille.
«Quand ici, en Europe, les médias parlent d’attentats en Afghanistan, dans 90 % des cas, ce sont les Hazaras qui en sont la cible», explique Reza à son ami dessinateur. Ainsi, la BD vise à raconter aussi ce morceau d’histoire occulté dans les versions officielles, mais qui symbolise toute la complexité d’être humain dans des systèmes peu favorables à la tolérance.
En découvrant le cinéma grâce à des VHS achetées au marché noir et regardées à l’abri des parents, Reza rêve d’être cinéaste. Discriminé dès les premières années d’école, il enchaîne les petits boulots dès l’âge de 10 ans, admire l’engagement politique de son grand frère, esquive comme tous les siens la traque perpétuelle faite aux Hazaras, perd sa foi religieuse pour en développer sa croyance dans le pouvoir du cinéma, se déguise en imam afin d’échapper aux contrôles de police et assister à Téhéran aux cours du grand cinéaste Abbas Kiarostami.
Puis il sombre dans l’opium, l’héroïne et le crack, part en cure de désintoxication, est menacé de perdre son travail à la télévision pour ses reportages trop politiques… et voit s’ouvrir une porte de sortie inespérée lorsque le pape en personne l’invite au Vatican pour présenter l’un de ses films.
On comprend rapidement pourquoi le roman graphique était le médium parfait pour raconter cette histoire – alors même que la vie de Reza pourrait être un film. Entre le scénario inspiré des Mille et Une Nuits et un dessin à cheval entre abondance de motifs, créatures symboliques et trait minimaliste, Hazara Blues traduit autant la spontanéité du récit (avec ses digressions, ses précisions historiques, ses histoires dans l’histoire) que l’extrême précision de sa réalisation.
La nécessité de rester fidèle à l’autobiographie de Reza Sahibdad met en avant les mots, et le récit prend sa forme complète lorsqu’on se perd dans la richesse des dessins. Ainsi, il y a deux niveaux de narration dans l’histoire principale : la vie de Reza telle qu’il la raconte à la juge de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), un personnage représenté sous les traits d’un dragon mythique qui a le pouvoir de lui délivrer ou non des papiers pour vivre légalement en France, et la vie de Reza telle qu’il la raconte à Yann Damezin, sans filtre, parfaitement honnête avec ses doutes et ses difficultés à évoquer tel évènement traumatisant.
Après avoir adapté et mis en dessins Majnoun et Leïli (2022), un poème populaire du monde musulman, Yann Damezin reste fidèle à son trait inspiré de la miniature persane, mais abandonne l’explosion de couleurs pour des planches monochromes, où chaque couleur (vert, bleu, rouge, noir) est associée à une temporalité ou un personnage.
Cette même technique permet d’ancrer un dessin volontiers poétique, voire fantastique, dans une dure réalité; les transitions entre les cases ou les pages fonctionnent continuellement en reflet (les graffitis antihazaras en Iran et les affiches de solidarité avec l’Ukraine sur les murs de Paris; l’air toujours méfiant et taiseux des personnages du passé et les cafés parisiens remplis de jeunes amoureux et de hipsters joviaux…).
Voilà un livre époustouflant et sensible qui, plutôt qu’un parcours migratoire, détaille en profondeur, et sans rien oublier des paradoxes ni de la complexité de leur existence, la nécessité pour certains de demander l’asile politique.
Hazara Blues, de Reza Sahibdad et Yann Damezin. Sarbacane.
C’est douloureux, le passé… Surtout le nôtre
L’histoire
Parfois, les histoires, c’est une question de vie ou de mort. Reza doit en raconter une particulièrement convaincante à l’agente en charge de lui délivrer, ou pas, le statut de réfugié politique en France.
Alors il se lance dans le récit de son peuple bafoué, les Hazaras, et de son périple de Téhéran à Paris, en passant par Kaboul. La gardienne du château lui donnera-t-elle les clés tant espérées, celles de la liberté?