L’auteur à succès de romans policiers, dont les fameux Maigret, retrouve la Santa Cruz Valley de la fin des années 50 grâce au duo composé de Jean-Luc Fromental et Philippe Berthet qui, avec De l’autre côté de la frontière, concocte un thriller aiguisé sur fond de tensions sociales.
Aborder De l’autre côté de la frontière, c’est plonger plusieurs décennies en arrière, aussi bien dans le fond que dans la forme. Un saut dans le temps qui célèbre, sans trop le chercher, la Belgique, avec, d’un côté, un hommage au papa de Maigret (entre autres) – qui reste aujourd’hui encore l’auteur belge le plus lu au monde –, et de l’autre, une célébration de la ligne claire, rappelant au passage qu’il n’y a pas que le sacro-saint roman graphique dans la vie.
Comme le reconnaît Jean-Luc Fromental, l’histoire est en effet librement inspirée du séjour que l’écrivain à la pipe effectua en 1948 dans la Santa Cruz Valley, terrain de jeu des riches et des puissants. Bien sûr, jamais le nom de Georges Simenon n’est cité (le personnage principal est un auteur français, nommé François Combe), mais l’esprit du célèbre romancier plane du début à la fin de l’ouvrage – qui lui consacre même, dans ses dernières pages, un dossier documenté.
Simenon, un «personnage fascinant»
«C’est un maître en écriture. Il porte en lui cette incroyable liberté de ton, de pensée», confie le scénariste, grand fan. «Cet auteur, c’est une découverte relativement tardive dans ma vie. Quand j’étais jeune, j’avais une préférence pour le roman noir américain « à la dure », les classiques de Raymond Chandler, Dashiell Hammett, James M. Cain…» Mais «avec l’âge» est arrivé dans sa vie l’auteur belge, «personnage fascinant» ne serait-ce que pour sa propension à jouer au grand écart entre ses envies nomades et ses pulsions sédentaires.
«C’est un grand voyageur, un type qui ne tient pas en place, qui est passé par la Polynésie, l’Afrique, l’Amérique…. Parallèlement, une fois qu’il est quelque part, il s’enracine complètement! C’est un peu comme Dupond et Dupont dans Tintin : quand ils sont en Chine, ils sont déguisés en mandarins!»
Pour De l’autre côté de la frontière, on suit les traces qu’a laissées Georges Simenon à la frontière, justement, entre les États-Unis et le Mexique, dont un roman, Le Fond de la bouteille (1949). On prend donc la direction de Nogales, à l’aube des années 50, à travers un thriller qui reflète avec brio l’atmosphère tendue et inégalitaire qui y régnait. Jean-Luc Fromental, lui, garde en tête une photographie de Georges Simenon, vue parmi les nombreuses biographies qu’il a lues, qui servira d’ailleurs de point de départ à la BD. «On y voit sa voiture arrêtée devant un bordel, à la frontière mexicaine. À son bord, Denise, sa secrétaire et maîtresse qui l’attend.»
Mains baladeuses et filles de joie
Un homme à femmes, comme on disait à l’époque, la main baladeuse sur ses servantes (Georges Simenon fera d’une de ses femmes de chambre sa dernière compagne) et amateur, donc, des filles de joie. De l’autre côté de la frontière reprend l’idée avec ce clivage entre les riches propriétaires européens, allant s’encanailler au Mexique, et les locaux, promis à la misère. En somme, «souligner la proximité entre gens qui ont de l’argent, pour lesquels tout semble être permis, et d’autres qui ont de jolies filles et qui ont besoin de manger…», résume ainsi le scénariste.
Sur fond de tensions sociales et culturelles entre «deux mondes qui s’opposent», un peu comme si «les pionniers croisaient les conquistadors», Jean-Luc Fromental, avec brio, tisse une intrigue convenue : un, deux, puis trois meurtres, quelques indices, des soupçons et un dénouement – comme tout bon polar – imprévisible. «Ce genre d’histoire a déjà été raconté des milliards de fois : des meurtres, des faux coupables… Il n’y a plus rien à inventer là-dedans! L’important, c’est l’accroche et le point de vue.» D’où «l’envie» de prendre comme narratrice l’être le plus humble de toute l’histoire : la pauvre immigrée qui vient travailler chez le patron.
Retour aux fondamentaux
Comme Georges Simenon, l’auteur ne s’est pas embarrassé de superlatifs, proposant «une écriture à l’os», qui va droit au but. «On n’est pas dans le roman graphique où j’aurais pu partir sur un livre de 240 pages!», lâche-t-il, précisant que le format «court» a été imposé par l’éditeur, Dargaud. «Sur 62 pages, il faut être concis.» Et tant qu’à rester dans le «mainstream», dit-il, Jean-Luc Fromental s’acoquine ici avec un maître de la ligne claire, Philippe Berthet, qu’il connaît depuis «30 ans». «Un des derniers grands de la BD franco-belge» qui perd aujourd’hui du terrain avec «ses talents qui émigrent vers le roman graphique». «Parfois, il faut revenir aux fondamentaux, au cœur de ce qui a été notre art. C’est important de le remettre en lumière.»
Un coup de pinceau séduisant, à l’aspect rétro, qui transporte le lecteur dans le western et le film noir de la fin des années 50, avec ses filles, ses belles carrosseries et ses coups de théâtre. Le tout nappé d’une bonne dose de «culture populaire» américaine. On pense notamment à La Soif du mal d’Orson Welles (1958) qu’aurait appuyé musicalement Ry Cooder, chantant dans Across the Borderline : «Quand tu arrives au pays des promesses non tenues / Tous tes rêves te filent entre les doigts / Et tu comprends qu’il est trop tard pour changer d’avis / Car tu as payé le prix pour venir jusqu’ici / Et te retrouver là où tu es / Toujours de l’autre côté de la frontière…»
De l’autre côté de la frontière, de Jean-Luc Fromental et Philippe Berthet. Dargaud.
L’histoire
Auteur de romans policiers, François Combe se rend en compagnie de Kay, sa secrétaire, au Cielito Lindo, établissement des quartiers chauds de Nogales, la ville frontière entre le Mexique et les États-Unis, afin de s’y «documenter» auprès de Raquel, une jeune prostituée. Ils tombent sur Jed Peterson, un ami du romancier, qui se montre très intéressé par la jeune fille.
La même nuit, cette dernière est sauvagement assassinée. Qui a tué? François Combe, qui fait profession du meurtre et des meurtriers? Ou Jed Peterson, le dernier à avoir été en contact avec la victime? Les voilà tous deux dans le collimateur de la police, en tête des suspects… Quand d’autres meurtres s’enchaînent, l’étau se resserre sur Jed, coupable idéal.
Fasciné tant par le crime que par la misère, le romancier charge Estrellita, la petite servante mexicaine de la famille, de devenir ses yeux et ses oreilles au cœur des quartiers pauvres… Grâce à elle, l’écrivain mène l’enquête afin de disculper son ami…