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[Bande dessinée] Fleurs de pierre, trésor de guerre 


Les biens nommées éditions Revival ressortent, dans son découpage original, le superbe Fleurs de pierre de Hisashi Sakaguchi, un manga essentiel et rare à plus d’un titre.

Il y a d’abord l’objet, qu’on ne sait pas par quel bout prendre. Il a la forme et l’épaisseur d’un roman graphique, pourtant, il s’attaque à l’envers, car il s’agit bien d’un manga. Il y a ensuite le sujet, pas si commun au genre : la Seconde Guerre mondiale au cœur d’une Yougoslavie occupée par les nazis, qui imposent alors leur barbarie dans toute l’Europe.

Mais face aux appréhensions, il y a des voix rassurantes, que l’on suit sans hésiter. Celle, par exemple, de Naoki Urasawa (auteur de Monster), sans équivoque : «C’est le manga que j’avais toujours voulu lire, et celui que j’ai toujours voulu dessiner.» Osamu Tezuka, «dieu du manga» et papa d’Astro Boy, parle lui d‘une œuvre «délicate, triste et pleine de tendresse».

Fleurs de pierre, sorti entre 1983 et 1986, est le premier long récit de Hisashi Sakaguchi, auteur rare et disparu trop tôt à l’âge de 49 ans. Il aura malgré tout laissé derrière lui des histoires qui font date dans la veine dite «seinen» (manga pour «jeune homme») : Version, Ikkyu et donc cette série en 5 volumes pour quelque 1 400 pages, aujourd’hui dépoussiérée par Revival.

Si l’œuvre, au Japon, a été maintes fois rééditée, en France, l’unique parution était à mettre au crédit de Vents d’Ouest (en 1997) qui, après trois livres bâclés à la traduction aléatoire, avait lâché l’affaire avant la fin. Revival, lui, respecte à la lettre l’original, du découpage jusqu’au sens de lecture. C’est ce que l’on appelle agir en esthète.

Dans un livre agrémenté d’une fervente préface et d’une carte de la Yougoslavie en 1941 (histoire de ne pas se perdre sur ce territoire morcelé), on suit les mésaventures du jeune Krilo, embarqué dans un conflit meurtrier qui décime ses camarades et son village. Hitler et son armée imposent leur vison du monde, divisent et répriment, bien que des poches de résistance se forment pour défendre une indépendance farouchement acquise…

C’est le manga que j’ai toujours voulu dessiner

Une histoire imaginée et dessinée par un Japonais, qui se déroule en Europe au milieu du XXe siècle, voilà d’emblée qui interroge. Lors d’une interview donnée en 1988, Hisashi Sakaguchi précisait les raisons de ce choix : selon lui, déjà, il y avait trop de récits «de guerre» écrits sur les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Ensuite, il éprouvait un vif «intérêt» pour le mouvement des Partisans. Enfin, et c’est l’argument le plus important, la «complexité» du contexte yougoslave (pays aux cinq peuples, quatre langues, trois religions et deux écritures) lui permettait d’y trouver une métaphore pour parler, de manière plus large, du monde et des hommes.

Fleurs de pierre se veut donc être une œuvre universelle et humaniste, ce qu’elle réussit en plaçant ses personnages face à une question, forcément à double tranchant : faut-il collaborer ou résister ? Mieux, elle questionne le sens de la réalité et de la vérité, particulièrement bousculées en temps de conflit.

Mais elle ne s’arrête pas là : elle livre des dessins puissants (dont des premières pages en couleurs, célébrant la nature avant l’horreur à venir en noir et blanc) et colle au plus près de l’Histoire, archidocumentée (l’auteur s’est rendu sur place fin 1983 pour faire des «repérages»).

Sans oublier la richesse du récit, multicouche, qui suit à la trace les tourments de ses jeunes héros : le rebelle Krilo; son frère Ivan, révolutionnaire engagé; son amie de cœur Fi; Meisner, un étrange officier de la Werhmacht, et toute une galerie d’autres figures plus ou moins de confiance. Fleurs de pierre est dans chaque camp et ne prend pas parti. Il témoigne.

Hisashi Sakaguchi, dans cette reconstitution, ne retient pas son geste, qu’il espère le plus juste possible : il montre, sans détourner la tête, les exécutions, les camps de concentration et de travail, les morts et la violence. Et il contrebalance avec de l’humour, du mystère et des intrigues. En somme, un monde fait d’ombres et de lumières, dont il faudra patienter pour en connaître tous les contours : le dernier tome, intitulé Libération, sur la victoire des partisans de Tito, est prévu en 2025.

Fleurs de pierre,
de Hisashi Sakaguchi. 
Éditions Revival.

L’histoire

Danas, un petit village de Yougoslavie, 1941. Les jours coulent paisiblement, loin des tensions politiques de Belgrade, jusqu’à ce que les troupes nazies envahissent et pillent le pays. Le jeune Krilo voit son village brûlé et ses habitants massacrés. Son amie, Fi, est déportée.

Il fuit dans la montagne et retrouve d’autres rescapés, qui tentent d’organiser la résistance : les fameux Partisans. Plus tard, à la recherche de son grand frère, mystérieusement disparu, il croisera Meisner, un brillant officier de la Werhmacht qui dirige un camp de concentration…