Il a étudié les tueurs en série… et a mené une lutte féroce contre l’industrie de la BD : l’ambigu Dr Wertham fait l’objet d’une passionnante biographie dessinée, signée Schechter et Powell.
L’histoire
Fredrick Wertham était un psychiatre vilipendé par les amateurs de pop culture et de BD en particulier, à la suite d’une campagne très agressive menée contre les «comics» dans les années 1950. Cet ultraconservateur a dénoncé l’influence néfaste de la BD sur le comportement des enfants, ce qui amena la création du Comics Code Authority (comité d’autocensure). Aujourd’hui reconnu comme un fanatique, il fut paradoxalement plutôt progressiste en ouvrant par exemple une clinique pour les défavorisés à Harlem.
Quand, en BD, on parle de «vilains», on pense par réflexe à de fameux antagonistes : Lex Luthor, le Joker, Magneto, le colonel Olrik et tant d’autres, jusqu’à Gargamel ou Joe Dalton. Mais quand c’est Harold Schechter, écrivain majeur du «true crime» à l’américaine et brillant historien des tueurs en série, qui s’empare du terme, c’est pour brosser le portrait de l’ennemi juré… de la bande dessinée elle-même. Un certain Fredric Wertham (1895-1981), psychiatre germano-américain ayant dédié une bonne partie de sa vie à une croisade contre les «comic books», responsables selon lui de transformer les jeunes lecteurs de BD en criminels.
Schechter a souvent croisé son nom, et l’a mentionné plus d’une fois dans ses ouvrages dédiés à des meurtriers, dont le pédophile cannibale Albert Fish et le «sculpteur fou» Robert Irwin, qui furent tous deux des patients de Wertham. Un indice qui laisse entendre que la vie du «Dr. Werthless» («Docteur Vaurien»), comme l’avait surnommé jadis le magazine satirique Mad, ne peut simplement se définir à travers son plus grand coup d’éclat, celui d’avoir failli tuer l’industrie de la BD.
Pionnier des soins psychanalytiques
Plutôt qu’un roman graphique, on parlera plus volontiers ici d’un roman illustré. La densité du texte, qui occupe une place majeure le long de ces quelque 200 pages, éclipse souvent le dessin; de quoi rebuter sans doute certains lecteurs, mais il n’en fallait pas moins pour raconter un personnage aussi complexe que celui-ci. À ce titre, le récit biographique permet aux auteurs de livrer un examen critique de la carrière du protagoniste et, d’une divagation à l’autre, de s’engager encore plus loin dans une histoire sociale des États-Unis au XXe siècle.
Car, si le nom de Fredric Wertham reste associé à la campagne réactionnaire et agressive menée contre la BD à partir des années 1950 (notamment avec la publication en 1954 du livre Seduction of the Innocent), il s’est aussi illustré comme le tout premier psychiatre à étudier sérieusement le comportement des tueurs en série, en leur apportant de l’écoute et un soutien psychologique. En outre, Wertham s’était montré plus d’une fois sous un jour progressiste, en prenant parti pour Elvis Presley au moment où l’idole des jeunes et le rock’n’roll étaient mal vus par la bonne société américaine, ou en s’élevant à plusieurs reprises contre la censure. Encore et surtout, Wertham fut un pionnier des soins psychanalytiques auprès des communautés défavorisées, grâce à la création d’une clinique gratuite à Harlem, hors de tout circuit officiel et avec l’aide des habitants du quartier – une étape importante dans l’histoire de la déségrégation et de la lutte pour les droits civiques.
Toutes les bandes dessinées sans exception se consacrent (…) à la violence
Un homme curieux que ce docteur Wertham — bien plus qu’Ed Gein, le tueur en série ayant notamment inspiré les films Psycho (Alfred Hitchcock, 1960) et The Silence of the Lambs (Jonathan Demme, 1991), et qui avait fait l’objet du premier roman graphique de Schechter et Powell, Ed Gein – Autopsie d’un tueur en série (2021). Curieux car paradoxal. Et c’est précisément la question que posent les auteurs, derrière leur récit extrêmement rigoureux : préfèrera-t-on retenir le scientifique avant-gardiste qui, en osant s’aventurer sur des chemins qu’aucun confrère n’avait encore empruntés, a pavé la voie à plus d’un progrès social marquant du siècle dernier – ou le pseudo-spécialiste irrité par ses échecs mais gonflé par son ego, qui fait passer ses arguments simplistes et son point de vue binaire pour des réalités scientifiques afin de conforter ses idées les plus nauséabondes?
Pour Schechter, aucun doute : l’un ne peut exister sans l’autre, aussi douloureuse que soit la façon dont Wertham compare Superman – l’incarnation même du héros et du triomphe du bien sur le mal – à un nazi, ou son refus de comprendre que Tales from the Crypt, Incredible Science Fiction et autres revues dessinées dans son viseur étaient en fait, derrière le divertissement, les premières à dénoncer la violence et à promouvoir un message de paix sociale, de justice raciale et d’ouverture à l’autre.
Un travail de recherche méticuleux
Difficile de croire qu’un esprit aussi brillant ait autant persisté dans l’aspect le plus ridicule de la pensée dominante de son époque. C’est le principal mystère de Fredric Wertham, et en fin de compte ce qui le rend aussi fascinant. Schechter, qui a basé son scénario sur un travail de recherche méticuleux (principalement à partir des notes de Wertham lui-même, conservées à la Library of Congress), ne manque pas de souligner les contradictions du protagoniste, sans pour autant percer tous ses secrets.
Dans cette optique, le dessin, bien différent de l’ambiance «comic» plus traditionnelle de leur ouvrage sur Ed Gein, traduit cette dimension énigmatique : les traits grossiers du crayon et les remplissages instables de l’encre aquarelle sont parfaits pour la caricature (réaliste) qu’Eric Powell fait de Wertham, idem pour les portraits cubistes qui ornent chacun des chapitres du livre. Mais le véritable coup de génie du dessinateur est de sortir du code graphique dominant pour reproduire, quand l’histoire de demande, le trait et la saveur des fascicules d’antan… et faire ainsi de Wertham un véritable personnage de «comic book». Vilain, certes, mais pas seulement.
Dr Wertham, de Harold Schechter et Eric Powell. Delcourt.