Dans une Amérique en déclin, deux jeunes femmes partent sur les traces de leur passé. Un road trip, entre failles intimes et références à la grandeur éteinte d’Hollywood, porté par un graphisme époustouflant.
Rien que par son aspect, l’évidence s’impose : Detroit Roma est un livre hors norme, un objet monstre. Il y a ce format horizontal, à l’italienne, épais de 375 pages, lourd, compact.
Et en son cœur, un tourbillon d’images qui se succèdent dans un graphisme panaché et un découpage intrépide. Une originalité qui se retrouve jusque dans l’identité de ses auteurs : une mère et son fils. Soit Elene Usdin, qui a marqué l’année 2021 avec René·e aux bois dormants, honoré du Grand Prix ACBD, et Boni.
Dans leurs CV respectifs, une appétence non pas pour le dessin et l’écriture mais pour la peinture, la photographie, la musique et, plus généralement, les arts visuels.
Forcément, ce travail à quatre mains ne pouvait aboutir qu’à quelque chose de singulier. C’est encore mieux : ensemble, ils dynamitent les codes de lecture traditionnels. Accrochez votre ceinture : le road trip est lancé!
Il suit deux personnages, qui partent de Détroit, leur ville d’origine en plein déclin, pour aller à Rome – pas en Italie, mais dans l’État de Géorgie. Une escapade de 1 800 kilomètres du nord au sud à bord d’une vieille Ford Galaxy, façon Thelma et Louise, dans laquelle s’aventurent Becki et Summer, de jeunes femmes en quête de sens.
Un voyage à rebours, aussi, pour recoller les pièces d’un passé en pointillé. La première, d’origine afro-américaine, artiste et graffeur, cherche à remonter la trace des esclaves, ses ancêtres, mais particulièrement celle d’une mère décédée trop tôt et d’un père atteint de démence.
La seconde, elle, «survoltée» et anorexique, a des origines plus aisées que sa consœur : sa famille vit dans une vaste maison dans laquelle se réfugie Gloria, sa génitrice aux origines italiennes, alcoolique et fantasmant sur une carrière de star de cinéma qu’elle n’a jamais eue.
Deux âmes cabossées qui décident donc de tracer la route, échappatoire à une vie aussi tortueuse que les chemins qu’elles empruntent. Elles laissent derrière elles une cité, à l’époque fleuron de la Rust Belt («ceinture de la rouille»), aujourd’hui abandonnée et décrépie.
On est en 2015, et juste à côté, la ville de Flint connaît un scandale sanitaire sans précédent. Quand même l’eau potable devient dangereuse, il est en effet temps de partir, même si leur point de chute n’a rien d’enviable, pâle copie de la cité antique.
Tout au long de leur trajet, le paysage n’est guère plus flatteur : c’est une Amérique désenchantée qu’elles traversent, loin des rêves d’accomplissement et de richesse qu’elle promet.
Celle des motels minables, des drive-in déserts, des mobile homes en ruine et des populations sans espoir. Et elles, qu’est-ce qui les fait avancer? Une simple histoire d’amitié ou quelque chose de plus profond?
Detroit Roma, avec son récit de «souvenirs qui s’empilent» au fur et à mesure que les kilomètres s’additionnent, fait comme d’autres récits du genre : la fuite en avant n’est qu’une manière, grâce à de nombreux flash-back qui permettent de recoller les morceaux, de se pencher sur des notions comme l’identité, la transmission et les cicatrices familiales.
Si l’ouvrage ajoute quelques réflexions sociétales intéressantes à une période où les États-Unis connaissent le premier mandat de Donald Trump, c’est surtout sa façon d’enrober ses idées qui (d)étonnent.
Déjà, on y trouve de nombreuses références imagées à l’âge d’or d’Hollywood et celui de la Cinecittà (La Dolce Vita, Otto e mezzo, 42nd Street, Sunset Boulevard…). Sans oublier d’autres, picturales, notamment aux univers de David Hockney et Edward Hopper.
Mais c’est bien graphiquement que Detroit Roma, qui a nécessité quatre ans de travail, surprend. Par sa gamme compositev: le stylo bic multicolore (comme pour Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, d’Emil Ferris), le feutre, l’aquarelle, la gouache, et même des photographies retouchées.
Pour son utilisation, alternant les gris et les bleus (pour dépeindre Détroit), comme les oranges lumineux (pour le sud) et le noir et blanc (celui d’un carnet de route réalisé par Becki), permettant de se repérer dans une temporalité chamboulée et dans une expédition qui trouble la réalité. Résultat? Un ouvrage qui se lit d’une traite car même si de temps en temps, il faut jeter un œil dans le rétroviseur, l’important, ça reste d’avancer.
Detroit Roma, d’Elene Usdin et Boni. Sarbacane.
Ça pourrait commencer là…
L’histoire
Détroit, 2015. À bord d’une vieille Ford Galaxy, deux jeunes filles traversent une Amérique en déclin, du nord au sud. Fuyant Détroit, leur ville natale, elles roulent jusqu’à Rome, en Géorgie, pâle copie de la cité antique.
Un road trip aussi mystérieux qu’imprégné de sens. Pour Becki, il s’agit de remonter la route des esclaves, ses ancêtres. Pour Summer, de rendre hommage aux racines italiennes de sa mère, Gloria.
Sur la route, Becki gratte dans ses carnets de dessin déjà noircis par leur histoire, leurs drames quotidiens et leur amitié chaotique. Au fil des croquis, des kilomètres avalés et des confidences, les deux amies délieront les secrets de famille qui ont noué leur destin, bien avant leur naissance.