À travers un graphisme ébouriffant, David Sala s’inspire de l’héroïsme de ses deux grands-pères et de son propre ressenti pour parler du poids de l’histoire et de la nécessité de la mémoire et de la transmission. Un ouvrage immanquable.
Il a chez David Sala un lien évident avec la peinture. Dans Le Poids des héros, cela s’observe à plusieurs niveaux. Il y a d’abord ce tableau obsédant, dominant le piano dans le salon de son enfance. Le portrait d’un homme aux traits fins, son grand-père, Antonio Sotto de Torrado. Sa fière allure de résistant espagnol a disparu. Ne reste que ce regard dans le vague, éprouvé, témoignant de sa terrible souffrance : celle qu’il a vécu au camp de concentration de Mauthausen, enfer où ce tableau a été peint.
Face aux douleurs et à la barbarie, l’auteur répond d’un geste pictural de haute volée, avec des dessins figés aux couleurs explosives qui font penser à de grands noms comme Klimt, Schiele, Chagall ou O’Keefe et, dans un registre moins tape-à-l’œil, à l’illustrateur Anthony Browne, rappelant que David Sala s’est longtemps illustré dans la littérature jeunesse. Bien sûr, on était averti de son talent, surtout depuis 2017 quand il s’est attaqué à l’œuvre de Stefan Zweig, avec son adaptation remarquée du Joueur d’échecs.
Un lourd héritage
Là, il dévoile le projet d’une vie, une histoire qu’il entend «depuis toujours», comme il le précise dans le dossier de presse : celle de sa famille, marquée par un esprit de révolte et par l’héroïsme de ses deux grands-pères – l’ouvrage leur est d’ailleurs dédié. On retrouve dès les premières pages le premier, Antonio, qui malgré son état de santé sans espoir, arrivera, dans un ultime pied de nez au fascisme et une dernière rébellion, à résister jusqu’à la mort de son bourreau, le général Franco.
Le second, Josep Sala, également républicain et réfugié, comme beaucoup à l’époque, en France, a eu aussi maille à partir avec les nazis, avant de se retrouver au cœur de la Résistance. Une troisième figure anime le récit : la mère de David Sala, militante infatigable des droits de l’homme, «porte-parole» du devoir de mémoire. À sa mort, l’auteur s’est alors vu attribuer un lourd héritage : la nécessité de garder «en vie» leur courage et leurs sacrifices afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli. «C’était impératif, même si c’était douloureux. Car si je n’en parlais pas, qui le ferait ?»
Il aurait pu faire le choix de la BD documentaire, il est vrai plus austère, mais David Sala a eu la bonne idée : convoquer sa propre enfance et raviver ses souvenirs de petit garçon pour mieux rendre hommage aux siens. Dans une virtuosité graphique qui éblouit à chaque page, on part pour les années 70, avec ces tapisseries audacieuses et ces fringues bariolées. Chez lui, dans un canapé usé, on chante Brassens et Brel, on philosophe et on cherche à refaire le monde, car celui-ci n’est vraiment pas à la hauteur.
«Je ne suis plus en colère, je suis dans l’émotion !»
La vie du jeune David, bien qu’il soit nourri de ce militantisme, est celle d’un enfant de son âge : les copains, le vélo, les bonbons et, même, un peu plus tard, l’arrivée sur les ondes du hip-hop, sans oublier les lunettes 3D pour regarder à la télévision L’Étrange Créature du lac noir… Parfois, il se perd dans ses rêves, ce qui l’amène à explorer un jardin luxuriant aux mille couleurs. Mais, à travers ses réminiscences, il y a également des passages plus durs : la mort tragique de son camarade de classe ou ces évocations des camps de la mort. Bouleversant.
Traversant trois générations – jusqu’aux premiers pas de David Sala en tant qu’auteur – Le Poids des héros dit beaucoup dans son titre. Il est bien sûr question de transmission et de mémoire, plus que nécessaires aujourd’hui quand «certains se permettent de bafouer l’Histoire sans aucun état d’âme». Mais dans ce livre, on parle aussi d’oubli, de l’importance de se confronter au passé, à ses démons en quelque sorte, pour s’en libérer.
D’ailleurs, bien avant de raconter sa famille, l’auteur cite Romain Gary : «Quand vous écrivez un livre sur les horreurs de la guerre, vous ne dénoncez pas l’horreur, vous vous en débarrassez.» David Sala, décidé à «léguer autre chose» à ses deux enfants, l’a fait à sa manière avec, comme alliés, la couleur et le dessin. «Je ne suis plus en colère, je suis dans l’émotion !», conclut-il. Ce livre en est le plus beau témoignage.
Si je n’en parlais pas, qui le ferait ?
L’histoire
Enfant, David Sala mène la vie classique d’un garçon durant les années 70 : l’école, les copains, les bonbons, les bagarres avec ses frères, la musique, la télévision, mais aussi les débats animés de ses parents sur la politique. C’est que sa famille, marquée par un profond esprit de révolte, a de qui tenir : deux grands-pères, républicains espagnols et résistants, survivants de la Seconde Guerre mondiale. Tandis que l’un fut envoyé dans le camp de concentration de Mauthausen comme ennemi du dictateur Franco, l’autre erra dans la campagne française, avant de rejoindre la Résistance. Deux figures fortes et deux destins que raconte alors le petit-fils…