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[Bande dessinée] Dans l’Amérique des oubliés


(Photo : éditions sarbacane )

Dans une vallée perdue des Appalaches du Sud, au début des années 50, une disparition secoue le microcosme local et met la police sur les dents. Michele Foletti adapte le polar rural de Ron Rash pour une superbe immersion auprès des gens de peu.

Comme le décrit John Steinbeck dans le classique Les Raisins de la colère (1939) ou encore la série photographique exposée au MoMA par Edward Steichen («The Bitter Years», 1962), l’Amérique rurale n’a rien de féerique, contrairement à ce que suggère le nom du roman de Ron Rash, Un pied au paradis. Une simple formule stylistique, car l’homme, solidement implanté aux Carolines, connaît très bien cette région pauvre et austère, au point d’être surnommé l’écrivain «roi» des Appalaches. Un statut mérité quand on connait ses œuvres comme Serena, superbe fresque sur l’exploitation des ressources naturelles au début du XXe siècle. Un récit déjà adapté en BD chez Sarbacane par le couple Pandolfo-Risbjerg.

Ce coup-ci, c’est le jeune auteur Michele Foletti (Les Égarés de Déjima) qui s’attaque à l’œuvre du romancier et à cette chaîne de montagnes de l’Est américain où se côtoient le beau et le terrible : d’un côté, l’attrait des grands espaces et la végétation à perte de vue. De l’autre, la nature implacable qui ne se laisse pas dompter si facilement par les hommes, souvent condamnés à l’isolement et à la pauvreté. Jocassee est de cette trempe, belle et sauvage. C’est dans cette vallée, loin de tout, que l’on retrouve une communauté inquiète : par la pluie qui ne vient pas, par cette terre dure comme du béton, par ce projet d’une compagnie d’électricité d’y construire un barrage, et de noyer tous les terrains.

Parmi les habitants, il y a Billy Holcombe. Comme il le dit, ici, il faut «se remuer si on souhaite éviter la malchance, parce qu’elle vous fond dessus de partout». Son infortune, avec sa femme Amy, c’est justement de ne pas pouvoir avoir d’enfant. Sur le terrain voisin, on trouve Holland Winchester, un jeune vétéran de la guerre de Corée, buveur et bagarreur. Du jour au lendemain, il disparait sans laisser de trace. Pour sa mère, pas de doute : il a été tué. S’ajoutent alors dans l’affaire l’expérimenté shérif du comté, Will Alexander, et son adjoint Bobby. Mais si crime il y a, où est donc le cadavre? Surtout qu’il va falloir faire vite avant que l’eau ne recouvre le corps et tous les secrets qui animent cette ancienne terre indienne…

Avec Ron Rash, et aujourd’hui Michele Foletti, on est dans le polar aride et âpre, comme peut l’être le soleil sur les champs de maïs de l’Arizona. Dans Un pied au paradis, amour, jalousie, vengeance et vieilles histoires refont surface au cœur d’une région isolée sur laquelle les hommes et les bêtes triment. La lutte est le mot d’ordre et le lot de tous, pour arracher à la terre de maigres choux ou des haricots. Pour fonder une famille aussi. Si l’intrigue ne révolutionne pas le genre policier, la subtilité tient ici à la narration : l’intrigue se divulgue en effet à travers cinq parties, comme le point de vue d’autant de personnages. Cinq voix pour raconter un même drame, à la fois intime et collectif.

Pour coller au plus près de l’original, Michele Foletti a fait le choix, payant, de glisser une voix-off entre les cases (celle du narrateur de chaque chapitre), en gardant même la syntaxe approximative des dialogues du roman. Côté couleur, sa palette part du jaune et du vert éclatant, pour aller vers des teintes plus sombres (comme l’histoire), appuyant un dessin fragile et contenu à d’étroites cases. Car pour montrer si le crime parfait existe (aux yeux de l’État, pas ceux de Dieu, précise l’ouvrage), l’auteur prend son temps, comme l’est finalement ce monde de taiseux. Même si bientôt, on ne les entendra plus parler. Caler sur une barque flottant sur l’ancienne vallée, Bobby a les mots justes et définitifs : «C’était pas un coin pour les gens qui avaient un foyer. C’était un coin pour les disparus.»

Un pied au paradisde Michele Foletti.
Sarbacane.

Ici, c’était un coin pour les disparus

L’histoire

Début des années 50, dans un comté rural des Appalaches du Sud. Une ancienne terre cherokee, en passe d’être à jamais enlevée à ses habitants : la compagnie d’électricité Carolina Power rachète peu à peu tous les terrains de la vallée afin de construire une retenue d’eau, immense lac qui va recouvrir fermes et champs. Holland Winchester, vétéran de la guerre de Corée, disparaît mystérieusement. Pour sa mère, elle en est sûre, il a été tué : elle ne l’a pas vu revenir à midi, mais a entendu le coup de feu chez le voisin, un paysan pauvre sur le point d’être expulsé. Le shérif Alexander, originaire du coin mais qui vit désormais en ville, retourne sur les terres de son enfance, et retrouve son accent et ses manières qu’il aurait mieux aimé oublier, pour tenter de démêler la vérité…