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[Bande dessinée] «Columbusstrasse», une saga allemande


Tobi Dahmen retrace dix années de son histoire familiale dans Columbusstrasse, monumental roman graphique sur le quotidien de l’Allemagne en temps de guerre, qui offre une réflexion essentielle sur la responsabilité morale d’un peuple.

En 2005, Tobi Dahmen profite d’un long voyage en train avec son père pour avoir une grande conversation sur le passé de sa famille, qu’il enregistre; il réitère l’exercice plus tard avec sa mère. Dix ans plus tard, l’auteur sort son premier roman (autobio)graphique, Fahrradmod. Dans ce livre, Dahmen retrace son adolescence, marquée par l’amour des sous-cultures britanniques mod et skinhead, à une époque où le vinyle laisse place au CD et où les mouvements d’extrême droite se réapproprient largement ces sous-cultures. La même année, Karl-Leo Dahmen, père de l’auteur, meurt à l’âge de 83 ans. À ce moment, la crise migratoire est au plus haut en Europe, Donald Trump annonce sa candidature à l’élection américaine et, dans la foulée des attentats islamistes à Charlie Hebdo et au Bataclan, la montée des nouveaux fascismes se profile un peu partout dans le monde.

Autant d’évènements qui, mis en perspective dans la tête de Tobi Dahmen, justifient l’importance, sinon l’urgence, de s’atteler à son prochain grand projet, pensé à partir de ses entretiens en famille et qui deviendra un vertigineux travail de dix ans : Columbusstrasse, ou la grande saga d’une famille ordinaire de Düsseldorf, les Dahmen, entre 1935 et 1945. Une expérience intense qui fera dire à l’auteur : «J’aimerais encourager tout le monde à explorer sa propre histoire familiale.»

Karl-Leo, le plus jeune des quatre enfants de Karl et Lissy, raconte la vie quotidienne et ses souvenirs des treize premières années de son existence dans l’Allemagne nazie. Le récit, minutieusement construit et documenté (principalement grâce à des «lettres, documents et photographies» de famille, précise l’auteur), brasse toute l’histoire du clan Dahmen, que le nazisme et la guerre auront tôt fait de mettre à la porte de la jolie maison de la Columbusstrasse. Eberhard et Peter, les grands frères Dahmen, sont appelés à combattre, Marlies contribue à l’effort de guerre en travaillant à l’usine, le petit Karl-Leo est envoyé en pension à la montagne. Au fil des années, rythmées par les bombardements qui raseront la moitié de Düsseldorf, la tragédie s’étend dans les tranchées russes et les campagnes italiennes.

Tobi Dahmen s’affranchit aisément des grosses vignettes pour raconter chaque petit bout d’histoire avec son propre format, les collages et reproductions se greffant parfois au dessin charbonneux et aux contours épais qui semble de rigueur au vu de l’ampleur et du sérieux de l’histoire.

J’aimerais encourager tout le monde à explorer sa propre histoire familiale

Alors que disparaissent inexorablement les derniers témoins vivants de cette période de notre histoire récente, quelques grandes BD comme Lebensborn (Isabelle Maroger, 2024) ou L’Odeur des pins (Bianca Schaalburg, 2024) ont affronté le passé nazi de l’Allemagne vu de l’intérieur. Columbusstrasse est de celles-là. À quel point le peuple allemand «ne savait rien» de la politique barbare et génocidaire de son pays? C’est la question qui traverse aussi le roman – ainsi, Tobi Dahmen surgit parfois dans le livre, sans pour autant obtenir une réponse satisfaisante.

Il laisse ainsi à chacun la liberté de reconstituer son propre puzzle, puisque, dans ce monumental roman placé sous le signe des souvenirs, il faudra voguer entre les ellipses et les changements de narration, l’auteur citant tantôt les propos du père, tantôt une lettre de l’oncle à la guerre… Mais en exposant le plus exhaustivement possible l’histoire familiale, Tobi Dahmen construit un roman qui devrait commencer à tous nous interpeller.

En ce sens, toute la complexité morale du livre réside dans le portrait du patriarche. Karl est un avocat affable aux lunettes rondes, membre d’un club de marche, un catholique dévoué qui dans son métier se plaît à défendre les opposants au nouveau régime. Sans d’ailleurs dissimuler son antisémitisme, que Tobi Dahmen attribue plus généralement à une large frange de la petite-bourgeoisie allemande, Karl connaît la pression et la surveillance, voit ses enfants partir à la guerre et, en quelques années à peine, soutient aveuglément le parti. Du moins, le semble-t-il. Au lecteur, encore, de choisir quelle part attribuer à l’instinct de survie (pour protéger ceux qui restent), quelle part au doute (qu’il faut cacher) et quelle part à l’adhésion pure et simple aux idées du régime. D’autres personnages, proches (ou qui le deviendront) de la famille Dahmen, apportent des voix discordantes, et avec elles un début de réponse.

Avec Columbusstrasse, l’intime se confond avec l’historique, et Tobi Dahmen, qui sait ménager les dialogues, jouer des silences et du découpage pour laisser s’exprimer l’émotion, démontre tout son talent d’auteur-illustrateur.

Columbusstrasse,
de Tobi Dahmen. Robinson.

L’histoire

À partir des témoignages de sa famille, Tobi Dahmen réalise une chronique poignante des années de guerre en Allemagne, qui dépasse largement le cadre privé. À travers l’histoire de sa famille, il réfléchit de manière saisissante à la mémoire allemande et aux questions de responsabilité politique et personnelle. Avec une grande sensibilité et une recherche minutieuse, Tobi Dahmen signe une œuvre à la fois profondément émouvante et historiquement essentielle.