Deux journalistes spécialistes du fait divers reviennent sur une récente tragédie qui s’est jouée en Normandie. Derrière le polar, une chronique sociale maline sur le troisième âge et la France invisible des campagnes.
L’histoire
Dans son bureau où il sue à grosses gouttes, Gilles Poulain est suspendu à son téléphone. Maire du village de Courteville, il s’enquiert de la santé des plus fragiles durant la canicule. Sans parler qu’à la chaleur s’ajoute le covid. Un nom lui revient en mémoire, celui de la doyenne du village Albertine Buisson, 99 ans. Comment se porte la vieille dame? Cela fait longtemps qu’il ne l’a pas vue et, de toute évidence, il n’est pas le seul… Il mène alors l’enquête. Mais où est-elle donc passée?
Il faut attendre la dernière page pour en savoir un peu plus sur les deux auteurs, peu connus de l’univers de la BD. On apprend ainsi que François Vignolle trempe dans le fait divers depuis longtemps, responsable des enquêtes à M6, directeur chez RTL et reporter au Parisien. À son crédit, plusieurs ouvrages et un roman graphique réalisé avec Julien Dumond (Les Bijoux de la Kardashian, 2019). Le parcours du second est plus modeste : Vincent Guerrier est le rédacteur en chef du Perche, un hebdomadaire en Normandie.
Mais c’est lui qui va raconter une affaire dont la région se serait bien passée, concernant la disparition d’une certaine Albertine Buisson, 99 ans, doyenne d’un petit village situé dans l’Orne. L’histoire qu’ils ont recomposée et confiée au dessinateur italien Vincenzo Bizzarri (Lapérouse 64, Les Ennemis du peuple) est donc, comme on dit, «inspirée de faits réels». Comme ils le précisent encore, l’enquête, désormais close, n’a établi «aucune origine criminelle». Cet évènement n’a en effet rien de sensationnel, mais ce qu’il raconte en creux est précieux.
«Les anciens, c’est sacré»
On file à Courteville, commune de 1 400 âmes réparties entre un centre-ville modeste et un hameau. On est à l’été 2022, le soleil tape très fort et la crise sanitaire est toujours sensible. Avec son air à la Bouli Lanners, robuste, cheveux coiffés en arrière et barbe, le maire est comme tous ceux de cette France des campagnes : il est de tous les chantiers, connaît tout le monde, s’arrête au bar pour discuter et gratter un Millionnaire… Les manches de la chemise toujours relevées, il prend son «rôle et ses devoirs envers ses concitoyens» au sérieux.
Alors, dans cette fournaise qui rend les champs aussi secs que des «paillassons», il va se préoccuper des plus fragiles : les personnes âgées. Bien qu’à la campagne, «les anciens, c’est sacré», et la solidarité plus réputée qu’en ville, il va s’inquiéter pour l’une d’entre elles, la doyenne, disparue des radars «depuis belle lurette». Ses voisines ne lui rendent plus visite, mais sa belle-fille le rassure : son fils Christian lui apporte à manger tous les samedis. Alors, pourquoi le portail de la maison reste-t-il toujours fermé?
La vieillesse est un naufrage
Peu réceptif aux rumeurs et aux ragots, le zèle de l’édile finit par agacer les conseillers municipaux («il devrait plutôt s’occuper du couple de Parisiens fraîchement débarqué!»). Mais ce qui débute pour lui comme une simple enquête de voisinage va prendre une tournure assez inattendue. Entre mystère, investigation et culpabilité, le réveil sera brutal pour les habitants de Courteville…
Si Albertine a disparu commence par une citation de haut vol de l’écrivain Gabriel García Márquez («Le secret d’une bonne vieillesse n’est rien d’autre que la conclusion d’un pacte honorable avec la solitude»), la suite est plus terre à terre : dans les pas pressés du maire puis ceux de la gendarmerie et de la police scientifique, les deux auteurs déroulent en arrière-plan un portrait en coupe de la France périphérique, à travers cette vie de village, ses secrets, ses petites faiblesses. Et ajoutent au panorama une chronique sociale sur le troisième âge.
Que faire de nos vieux?
Car la vraie question autour de cette Albertine (on se gardera bien de dire ce qui lui est arrivé pour ménager le suspense) n’est pas de savoir où est-elle, mais comment a-t-on pu ne pas remarquer sa longue absence? «La vieillesse est un naufrage», comme le rappelle un des personnages du récit, ce que pointe l’ouvrage quand il fait un détour par l’Ehpad (maison de retraite médicalisée) et ses résidents «qui ne voient plus leur famille depuis des années».
Même le maire, aux petits soins avec ses électeurs, culpabilise du fait de ses rares visites chez sa propre mère. Que dire, aussi, de ces bourgs qui perdent leur identité, quittés par les plus jeunes, réoccupés par les néo-ruraux, devenant des villages-dortoirs où plus personne ne se connaît. Oui, tout change, mais au fond, une question demeure, la même d’ailleurs qu’en ville : que faire de nos vieux? Albertine a disparu offre une réflexion maline sur le sujet, égayée par les traits expressifs de Vincenzo Bizzarri, parfois inspirés de Baru. Son message est clair : pour éviter une tragédie, parfois, un seul coup de téléphone suffit.
Albertine a disparu, de Vincent Guerrier, François Vignolle et Vincenzo Bizzarri. Glénat.