Premier jeu vidéo indépendant cubain distribué à l’international, Saviorless, qui a nécessité quatre années de dur labeur, témoigne de la difficulté de soutenir un tel projet dans l’île des Caraïbes.
«On a réussi !»… Les développeurs Josuhe Pagliery et David Darias sont soulagés : Saviorless, premier jeu vidéo cubain indépendant, est sorti sur les consoles et plateformes internationales. Une histoire de persévérance dans une île où les conditions n’étaient pourtant guère favorables. En 2016, lorsque le projet émerge dans la tête de Josuhe Pagliery, il semble pourtant né sous une bonne étoile. «Le projet a surgi à un moment historique», raconte l’artiste graphique âgé de 43 ans, qui a assuré la conception visuelle du jeu – sorti le 2 avril – tandis que David Darias s’est chargé de la programmation.
Cuba et les États-Unis vivent alors une période de dégel sous la présidence de Barack Obama (2009-2017) et l’île communiste attire tous les regards. Le projet bénéficie du soutien d’une fondation américaine, d’un financement participatif et Josuhe Pagliery voyage en Amérique du Nord où son rêve de créer un jeu vidéo indépendant est relayé dans la presse. En parallèle, à Cuba, internet devient disponible sur les téléphones mobiles à partir de 2018 et les coûts de connexion baissent drastiquement, alors qu’il n’était possible jusque-là que de se connecter sur des places publiques à des prix élevés.
Mais après cette «période lumineuse» surgit «la tempête parfaite pour tout annuler», raconte Josuhe Pagliery. Les tensions politiques resurgissent sous Donald Trump (2017-2021), qui renforce les sanctions économiques contre La Havane, le programmateur initial du projet émigre, puis Cuba s’enfonce dans une grave crise économique post-covid, avec son lot de coupures d’électricité et de pénuries. «L’instabilité est ce qui a caractérisé ce projet tout au long de son développement», résume David Darias, 35 ans, ancien professeur à l’université de La Havane et désormais programmateur indépendant, dans la pièce de son appartement qui lui sert de studio.
Ils ont accompli quelque chose de fou !
Il y a eu bien sûr les contraintes financières, auxquelles s’est greffé un conflit sur le nom du jeu, les doutes, et surtout les défis technologiques qui se posent sans cesse à Cuba, soumis à un embargo américain depuis 1962. Logiciels pas toujours adaptés à la lenteur de la connexion, utilisation permanente d’un VPN (réseau virtuel privé), sauvegardes rendues compliquées par les coupures de courant… Le duo de développeurs peut multiplier à l’infini les exemples des difficultés quotidiennes. «Le pire, c’est quand on a perdu non seulement le travail qu’on venait de réaliser, mais aussi celui de la semaine», raconte David Darias en évoquant une énième coupure de courant pendant une sauvegarde.
Après quatre années de labeur, des finances à sec et des centaines de courriers à des éditeurs internationaux restés sans réponse, les deux amis décident de faire une «démo gratuite pour qu’il y ait au moins une trace de tous nos efforts», raconte Josuhe Pagliery. C’est alors que Dear Villagers, un éditeur français basé à Montpellier, repère le travail des deux Cubains et décide de les soutenir pour qu’ils puissent enfin «accomplir leur rêve», explique ainsi Francis Ingrand, fondateur de l’entreprise qui publie une dizaine de jeux vidéo par an.
«On a toujours eu cette appétence pour des projets originaux. On a aimé la patte artistique et le jeu nous parlait», ajoute-t-il, saluant la ténacité des deux développeurs qui «ont accompli quelque chose de fou !». Le jeu en 2D, dont les illustrations ont été dessinées à la main, invite les joueurs à percer le mystère des «îles du Sourire» en combattant des monstres et en résolvant des énigmes. Dans la communauté des «gamers» de l’île, le projet, après avoir suscité la curiosité, était devenu une «légende» tant il tardait à se concrétiser, s’amuse Luis Antonio Noa, 27 ans, animateur d’une chaîne YouTube dédiée aux jeux vidéo à Cuba.
Pour Carlos Oscar Anaya, 29 ans, qui anime également la chaîne, les joueurs cubains – qui naviguent entre jeux gratuits, piratages et jeux édités localement – sont habitués à ce que les jeux vidéos cubains soient «plus éducatifs». Or Saviorless est «un jeu à l’intrigue plus sombre et qui ne cherche qu’à distraire», dit-il, en soulignant sa «beauté graphique et musicale». Il espère désormais qu’il «atteindra un large public et placera Cuba sur la carte des jeux vidéo» dans le monde.