Mises en perspective dans un double programme joué samedi soir au Trois C-L, les pièces Play et Leave… questionnent le rapport entre artiste et public. La chorégraphe Jennifer Gohier donne quelques pistes sur son travail.
Notre dernière rencontre avec Jennifer Gohier était téléphonique, par la force des choses : en juin 2020, alors que le monde culturel stagnait dans un brouillard qui ne montrait pas le moindre signe de dissipation, la chorégraphe et son partenaire de création, Grégory Beaumont, avaient rejoint le projet «Dance from Home», initié par le Centre de création chorégraphique luxembourgeois (Trois C-L). Aujourd’hui que les confinements et les initiatives culturelles en ligne sont derrière nous, Jennifer Gohier assure en riant : «On n’est vraiment pas faits pour ça »
Tromper l’ennui n’était pas la première raison pour laquelle ils avaient alors participé au projet de danse en vidéo. En 2016, les fondateurs de la compagnie Corps In Situ, basée à Metz et à Luxembourg (sous le nom d’Artezia), sont partis pour un tour du monde, à la rencontre de danseurs d’autres pays. La pandémie leur a rappelé la question qui avait motivé ce tour du monde quatre ans plus tôt : «Pourquoi faisons-nous ce travail? Quel est notre rôle dans la société?» «Quand on a pris conscience qu’il s’agissait d’un phénomène mondial, on a repris contact avec des danseurs en Éthiopie et au Laos pour leur proposer cette opportunité, afin qu’ils travaillent et qu’ils puissent témoigner de la situation chez eux», se souvient aujourd’hui la chorégraphe.
Le voyage et la connexion avec l’autre sont des thématiques récurrentes du travail du tandem et habitent les deux pièces qu’ils joueront demain soir à la Banannefabrik, Play et Leave…. «Il y a chez nous le désir d’explorer le rapport au public de différentes manières», souligne Jennifer Gohier. Dans la première, ils questionnent le rapport entre artiste et spectateur à travers un jeu de cartes et de dés, laissant au public (et au hasard) le soin de provoquer la danse; la seconde traite des migrations et amène le public, au gré de la danse, à se mettre lui-même en mouvement. En d’autres termes, dans Play, le public, «au cœur de la pièce», est «chorégraphe», dans Leave…, il est «migrant».
Expérience et improvisation
Si les deux pièces semblent se faire écho, ce sera la première fois qu’elles seront montrées ensemble. «Un pur hasard de calendrier», indique la chorégraphe messine : «On a créé Leave… en 2018, et Play avait été imaginé en 2014 pour les 20 ans du Trois C-L sous un autre titre, Oser. On a ressorti la pièce des cartons après le covid, quand on cherchait une façon de retrouver un lien avec le public.» Pandémie ou pas, les pièces sont, elles, créées et répétées sans l’élément essentiel du spectateur.
Se préparer sans public, c’est super dur
«Se préparer sans public, c’est super dur», souffle Jennifer Gohier. «Il y a une part d’expérience et une part de supposition. Nos corps sont nos outils de travail. Entre nous, on a un rapport très tactile, mais pour le grand public, ça peut être intrusif. La question est de savoir comment aller chercher les gens, comment les prendre par la main et les amener dans l’espace sans qu’ils se sentent offusqués, d’autant plus après deux ans de covid.»
Il y a aussi, forcément, une part d’improvisation. «C’est O. K. qu’il se passe des choses imprévues», nous dit Jennifer Gohier, parée à toute éventualité depuis que sa compagnie a créé, en 2017, leur premier spectacle jeunes publics, Sac à dos. «Quand on invite le public avec nous sur scène, les enfants sont toujours les premiers à nous rejoindre, mais en abolissant ce quatrième mur, ça peut vite dégénérer et tourner à la récréation (…) Ce n’est pas le but, on ne considère pas notre art comme un divertissement.»
Jennifer Gohier a beau dire que le jeune public est le plus «exigeant» qui soit – «il n’y a pas de filtre, pas de politiquement correct. S’ils n’aiment pas, on le sait tout de suite», sourit-elle –, l’expérience s’est révélée gagnante : depuis sa création, Sac à dos a connu près de 70 représentations et à chaque fois, l’émerveillement de l’artiste devant «l’imaginaire débordant» des plus jeunes. «Avec eux, tout est possible!»
Longue tournée
En janvier, Jennifer Gohier et Grégory Beaumont ont d’ailleurs fait la première de leur deuxième et nouveau spectacle destiné aux jeunes publics, Go!, au théâtre d’Esch, né d’un «projet de recherche qui avait vocation à réunir (…) la danse et les arts martiaux» (la pièce, destinée aux 7 ans et plus, sera jouée aux Rotondes du 19 au 21 mars 2023). Et travaillent actuellement à un troisième, «autour de la thématique du déguisement». Cette prochaine pièce devrait être accessible dès l’âge de 3 ans, «ce qui soulève encore plein d’interrogations» chez les chorégraphes.
Quand les danseurs s’emparent de nos phrases, ils y ajoutent leur patte, leur façon de faire, qui sont bien souvent meilleures que les nôtres !
Quant à la façon dont le duo se partage le travail, elle est équitable. Jennifer Gohier explique que chacun développe ses idées de son côté avant de les mettre en commun et de les discuter, idem pour le travail de création en studio. «Quand les danseurs s’emparent de nos phrases, ils y ajoutent leur patte, leur façon de faire, qui sont bien souvent meilleures que les nôtres!» Puis la collaboration avec les autres créateurs et techniciens se fait «en totale confiance», et «dans un vrai esprit collaboratif». Olivier Bauer, qui a créé les lumières et les vidéos de Sac à dos, Leave… et le récent Trip (2021), a pratiquement carte blanche. «Parfois, on arrive avec une idée précise pour la vidéo, glisse la chorégraphe, mais on demande quand même à Olivier de faire sa version, puis on fait un choix.»
La soirée de demain à la Banannefabrik marque la dernière ligne droite d’une «saison très chargée» pour la compagnie, marquée par une longue tournée durant laquelle quatre différentes pièces ont été jouées (Play, Trip, Go! et Sac à dos), et qui a amené les chorégraphes dans les Ardennes, en région parisienne ou encore dans une intense tournée de quinze jours en Guadeloupe, mais aussi en résidence en Alsace. Des voyages, encore et toujours… Après cela, il ne restera plus que deux dates : le 3 juillet à Belval, où Jennifer Gohier et Grégory Beaumont sortiront Play de l’espace dédié à la danse pour le jouer lors de la fête des Hauts-fourneaux, et le 10 juillet à Metz, toujours en plein air. Les vacances seront bien méritées.
Play et Leave…, de Jennifer Gohier et Grégory Beaumont. Samedi à 19 h. Banannefabrik – Luxembourg.