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Aux Rotondes, les graffeurs ouvrent leur Black Book


Toujours à portée de main, le Black Book des graffeurs témoigne de cette ferveur intacte depuis des années. (©Back to the Books)

À l’occasion de la venue à Luxembourg, samedi aux Rotondes, d’un des pionniers du graffiti de la scène new-yorkaise, Terrible T-Kid 170, Le Quotidien croise quatre regards d’acteurs «locaux», afin de mieux saisir les enjeux d’une discipline chahutée par l’émergence d’internet, et son objet fétiche : le fameux Black Book.

De la grotte de Lascaux aux hiéroglyphes, le graffiti existe depuis toujours. Il y a d’abord eu le tag, dans les années 60 à Philadelphie, signature primitive, unique et immuable, permettant de signaler son appartenance à un quartier ou à un collectif. Un ego trip qui, en se stylisant (parfois à l’extrême, à travers une révolution calligraphique), va s’emparer de la ville de New York, son métro, son architecture de béton. Et s’inscrire dans l’Histoire.

Depuis, son influence ne s’est jamais essoufflée, jusqu’à nourrir la toute récente mouvance «street art» jusqu’à Luxembourg. Quatre acteurs du cru, toujours en activité et à la longue expérience, racontent ici leur passion pour la bombe de peinture et pour cet art du lettrage virtuose, éphémère, exigeant, dangereux aussi face à la répression policière harassante. Dans leur poche ou sac à dos, en tout cas, toujours à portée de main, leur Black Book témoigne de cette ferveur intacte depuis des années, bien que bouleversée par les modes et le tout-numérique.

Mar1 : «C’est comme la Bible pour les chrétiens ou le Coran pour les musulmans !»

Kevin, 37 ans, alias Mar1, pseudonyme qu’il a reçu parce qu’il a cette propension à râler souvent – «je n’arrêtais pas de dire « j’en ai marre », et c’est resté» – a découvert, au début des années 2000, le graffiti, sur de «vieilles VHS». Une passion qu’il exerce d’abord à Trèves, en Allemagne, face aux rares réunions organisées au pays. À l’Exhaus, les échangent entre adeptes sont nombreux, et la synergie collective productive : «Il y avait des tags partout !»

Puis, plus tard, il s’empare des murs de sa ville, Esch-sur-Alzette. Direction l’ancien terrain de tennis de l’ARBED. «Là-bas, on s’est défoulés. C’était notre Hall of Fame !» Le tout dans un esprit amical : «Le principe, c’est d’être dehors, boire une bière avec les potes, dessiner…» Mieux, selon lui, le graffiti a quelque chose en lui d’ «exutoire». «On se défoule dans le tag pour éviter de faire des conneries ailleurs. Il permet également de s’accrocher dans les moments difficiles.»

Partager avec d’autres artistes, se balader en Europe pour voir «ce qui se fait», donner les moyens pour que la nouvelle génération fasse mieux – «quand l’apprenti dépasse le maître, c’est génial !» – voilà ce qui motive l’imposant gaillard qui ne voit son art qu’en mouvement. «J’essaye toujours de partir sur d’autres voies, changer de lettrage, éviter que ça devienne monotone», dit-il, conscient toutefois que tout se transforme. «On s’inspire toujours de ce qui a déjà été fait.»

Et son Black Book ? «J’en ai toujours un sur moi», lâche-t-il, afin, à tout moment, «de s’exprimer, se défouler». En somme, «être un esprit libre!». Dedans, il observe comment son art «évolue», le «compare» aussi à celui d’autres graffeurs, mais ne le recouvre que rarement de croquis. «Je marche à l’improvisation. Je choisis mes couleurs et hop, j’y vais. Tout au feeling !» Malgré tout, pas question pour lui de partir «nu» : «Le Black Book pour le graffeur, c’est comme la Bible pour les chrétiens ou le Coran pour les musulmans. Vous l’avez sur vous, vous y mettez vos idées, vous les développez…»

Après ses nombreuses pérégrinations nocturnes, il aimerait d’ailleurs récupérer certains de ses exemplaires auprès de la maréchaussée… «La police m’a confisqué pas mal de carnets. Dommage, j’aimerais revoir certains de mes dessins. Qui sait, peut-être qu’un policier les a gardés pour lui?» (il rit). En tout cas, une chose est certaine : Mar1 ne compte pas arrêter de sitôt, même si, nostalgique, tous les bons coins «disparaissent à Esch». «Je ne lâcherai jamais l’affaire. Tant que j’ai ma main droite valide… De toute façon, une fois qu’on sent l’odeur de peinture, on ne la quitte plus.»

Stick : «Quand les groupes se formaient et partaient en virée, ça me manque…»

Yves-Laurent, dit Stick, âgé de 42 ans, vit son art depuis de nombreuses années. Passionné très tôt par le dessin, il accroche au graffiti par curiosité. «À la fin des années 80, il y avait un mystère persistant autour de la discipline. Il n’y avait pas de médias spécialisés, et les vidéos étaient rares. Je voulais comprendre cela. Ce côté inaccessible m’a motivé.» Musique sur les oreilles et crayon calé en main, c’est sur son petit carnet qu’il s’exerce. Avec application. «Si le Black Book fait partie de l’attirail du graffeur, chacun l’appréhende à sa guise. Moi, je ne l’ai jamais utilisé comme un carnet d’esquisses.» Son truc ? L’aborder comme «un agenda ou une sorte de carnet secret». «J’y mets mes œuvres mais aussi les dessins et peintures d’autres artistes que je rencontrais. Des photographies également, des flyers, des collages, des montages…» Son calepin devient alors «le témoin de l’année passée», et surtout «un livre d’art en soi». Dommage, donc, que son utilisation se soit perdue «avec les nouvelles technologies». «Pour ceux de ma génération, il est certes moins présent, mais il l’est toujours. Pour les plus jeunes graffeurs, il est devenu un simple carnet d’esquisses. Et encore…».

©Instagram @back.to.the.books

©Instagram @back.to.the.books

Malgré tout, Stick prévient : «Dessiner sur papier, c’est très différent que sur un mur. Le lieux, l’impression du moment, les rencontres… tout est inspirant!» Son style «balance» alors «de droite à gauche», bien que le «writing» implique une forte implication. «C’est un langage à part entière, avec ses codes stylistiques particuliers, héritiers aussi d’une tradition. D’ailleurs, il est difficile à déchiffrer si on ne l’a pas pratiqué. Pour le saisir dans son ensemble, il faut faire un minimum d’effort !»

Une science qui l’a conduit à remporter la battle organisée l’année dernière aux Rotondes, et à lequel il participe encore pour cette nouvelle édition du «Back to the Books». «Je remets mon titre en jeu !» (il rit). C’est qu’il se sent à l’aise parmi les siens, dans des Rotondes aux parfums «nostalgiques». «C’est une ambiance d’époque que l’on ne retrouve plus», explique-il. Des réunions «où il y avait de la bonne musique, de la danse, et où les toilettes finissaient systématiquement taguées ! Là, des groupes se formaient et partaient en virée. Ça me manque…»

Kaos : «Le graffiti bouge tous les jours : si on s’arrête six mois, on est paumé !»

Laurent, aka Kaos, 50 ans, fait figure de pionnier dans la Grande Région. D’abord installé à Paris, puis en Allemagne, sa connaissance du milieu en impose. «Il connaît toute la scène du coin», commente Olivier «Sader» Potozec, instigateur du rendez-vous de ce week-end. Que pense alors, l’ «historien», de l’évolution du graffiti ? «Je suis quelqu’un d’ouvert, mais son développement ne me plaît guère.» D’abord en raison de l’apparition d’internet, qui «a cassé pas mal de choses» dans la culture du graffiti.

Il s’explique : «Les gens ne bougent plus. Avant, on prenait notre week-end, on partait dans une autre ville, on allait voir ce qui se faisait sur place à la rencontre d’autres graffeurs. Désormais, j’ai l’impression qu’on est dans une forme de sédentarisation : chacun reste dans son coin.» Sur sa lancée, il égratigne les phénomènes de mode et ceux qui les font vivre. «Les gens peignent cinq-six ans, pour la réputation, puis ils s’arrêtent. Le graffiti, ce n’est pas ça !»

C’est quoi alors ? «C’est un art en mouvement. Il bouge tous les jours ! Il faut être réactif, créatif. Si on s’arrête six mois, on est paumé. Disons que c’est comme un chewing-gum : au début, il est bon mais rapidement, il n’a plus de goût. Il faut passer à autre chose. Le graffiti, c’est ça, sauf que quand vous n’êtes pas à la hauteur, c’est lui qui vous recrache !» Pour éviter de finir sous une chaussure, Kaos reste sur le qui-vive, et ce, depuis qu’il a 14 ans !

«Le graffiti, c’est la vie, et la vie, c’est le mouvement. Certains trouvent une recette et l’appliquent pour toujours. C’est comme un grand cuisinier étoilé : il fait la même chose pendant 20 ans, quitte à tourner en rond. C’est triste… Mais ce n’est pas mon cas!» Une exigence qui l’amène aujourd’hui à ne se déplacer que pour de «grands murs», notamment en Allemagne et en France, pour étaler dessus un lettrage devenu au fil du temps «abstrait». Lui, ça le ravit. «Et ceux qui n’aiment pas, ils n’ont qu’à tourner la tête.»

Rush : «L’idée, une fois dans le Black Book, ne se perd plus»

C’est le plus jeune du quatuor interrogé. Tiago a «seulement» 32 ans. Mais quand on évoque avec lui le Black Book, c’est pour mieux le défendre. «Avec ces carnets, on a en main notre propre évolution. Ça reste un bon support pour apprendre le lettrage et améliorer son style, sans aller tout de suite sur un mur.» En somme, un travail «préparatoire» qui permet, au passage, un «gain de temps… et d’agent !»

©Instagram @back.to.the.books

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«Passer d’un dessin dans un cahier à un mur, ça n’a vraiment rien d’évident, précise-t-il. Il faut maîtriser la bombe, son trait… En maîtrisant son sujet, on va plus vite une fois dehors, et on évite de gaspiller de la peinture. Sans oublier qu’il y a des règles à comprendre et à respecter.» Et si Rush, qui peint depuis 16 ans, ne voit plus trop de Black Book parmi ses pairs, il défend encore son usage. «Quand vous retournez quelques pages en arrière, vous voyez l’évolution de votre propre style. C’est encourageant! Et une idée, une fois dans le Black Book, ne se perd plus.»

Grégory Cimatti