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Au cœur de l’Amazonie, les indigènes font leur cinéma


Les Tikunas ont l'intention de réaliser trois courts métrages. (photo AFP)

Comment raconter sa propre histoire hors du regard occidental ? Au cœur de la jungle amazonienne colombienne, deux peuples indigènes ont découvert dans le cinéma documentaire un langage commun pour témoigner de leur culture.

Dans le parc national naturel de San Martín de Amacayacu, les Matis, du Brésil, et les Tikunas, de Colombie, se sont rencontrés fin octobre. Sur la carte, ces deux peuples indigènes vivent à quelques kilomètres l’un de l’autre, dans les jungles impénétrables de cette région où la Colombie, le Brésil et le Pérou se rejoignent sur les rives du majestueux fleuve Amazone.

Pour les Matis, ce fut un voyage de sept jours sur des rivières torrentielles et des routes improbables. Eux viennent de la vallée de Javari, l’une des zones les plus reculées de l’Amazonie brésilienne, réputée très dangereuse à cause du trafic de drogue, de la pêche ou de l’orpaillage illégal, et où vivraient les dernières populations «non contactées» de la planète. En juin, l’assassinat du journaliste britannique Dom Phillips et du militant pro-indigène Bruno Pereira, qui y enquêtaient, a défrayé la chronique internationale.

En 2015, les Matis se sont vu offrir deux caméras par la Fondation nationale indigène (Funai) brésilienne. Soutenue par le Centro de Trabalho Indigenista (CTI), l’initiative visait à leur apprendre à filmer, et surtout à se filmer, afin de s’approprier leur propre histoire. Le projet a été un tel succès que les Matis – reconnaissables à leurs visages tatoués – ont entrepris, caméra en main, d’aller convaincre leurs voisins Tikuna de se lancer à leur tour dans le documentaire. Et de l’importance de construire leur propre récit, différent de celui des Occidentaux de passage.

«Contactés» pour la première fois par le monde extérieur en 1976, les Matis tentent depuis lors de dépasser ce bouleversement. Ils devinrent très vite «les stars des reportages exotiques» de journalistes venus des États-Unis, du Japon, de France ou d’Angleterre, selon la CTI. Les étrangers étaient fascinés par leur visage tatoué, leur nez, oreilles et lèvres percés de tiges, os ou autres ornements, sur des corps à la peau cuivrée, couverts de colliers et bracelets.

Nous devons montrer aux autres peuples et aux Blancs que nous avons notre identité

«Beaucoup de gens venaient au village, filmaient sans notre permission et sans que l’on comprenne vraiment, avant de disparaître avec leurs images et enregistrements», déplore Pixi Kata Matis, cinéaste de 29 ans, dont la face tatouée évoque un félin. En 2017, les Matis sont donc passés eux-mêmes derrière la caméra.

À San Martín de Amacayacu, depuis l’arrivée des «hommes-jaguars» – un surnom en raison de l’encre noire qui griffe horizontalement les visages des Matis – dans ce village colombien de quelque 700 habitants, tout n’est que «satisfaction» et «curiosité», raconte Lizeth Reina, une Tikuna de 24 ans. «Nous ne savions pas comment manipuler une caméra. Ils partagent leur expérience, viennent avec leurs connaissances et leur persévérance (…) Nous sommes très heureux de cette première étape», se réjouit en espagnol la jeune apprentie.

Un Matis donne ainsi des instructions sur la façon de faire le point lors de la prise de vue avec la caméra. La communication est parfois difficile, Matis et Tikunas ne parlant pas la même langue vernaculaire… mais le courant, comme les idées, passent. Ils sont une dizaine à être venus depuis la vallée de Javari. «Ce n’est pas facile d’arriver ici, on galère un peu, mais c’est très excitant», sourit Pixi.

De main en main, on se passe des calebasses débordant de «masato», une boisson fermentée à base de manioc, dégustée au milieu des rires ou en tordant la bouche. Dans la traditionnelle «maloca», maison communautaire faite de bois et au toit de chaume, où se rassemblent à longueur de journée les Tikunas, la projection des documentaires des Matis commence. Assis en rang d’oignon, gamins sur les genoux, des centaines de spectateurs assistent avec admiration à la chasse à la sarbacane, à l’arc et aux flèches, ainsi qu’au «festival du tatouage», un rituel qui accompagne le passage des jeunes Matis à l’âge adulte. «Nous devons montrer aux autres peuples et aux Blancs que nous avons notre identité», souligne Pixi. Les scènes inspirent le «respect», conviennent les Tikunas. Les films «peuvent aider à laisser des souvenirs pour l’avenir (…) afin que nous n’oubliions pas nos traditions», juge Yina Moran, 17 ans.

Les Tikunas ont l’intention de réaliser trois courts métrages sur les semences, les plantes médicinales et le «masato», avec notamment le soutien de la CTI et d’une association française, ForestEver. «Les caméras étaient fondues dans le paysage et les familles étaient plus disposées à partager et à communiquer», constate Claire Davigo, coordinatrice de ForestEver.

À San Martín de Amacayacu, les maisons de bois abritent des familles sur plusieurs générations. Aidés des Matis, les Tikunas filment leur vie quotidienne, interviewent les anciens. «Le dialogue (avec les Matis) était très beau. Même si nous parlons à peine le portugais, nous nous comprenons à travers nos cultures», se réjouit Yina.

En fin d’après-midi, la chaleur s’estompe, les villageois se rassemblent près de la rivière, des femmes font la lessive, d’autres se baignent. Les générateurs s’allument à la nuit tombée, pour s’éteindre quelques heures plus tard. Commence alors le concert de la luxuriante jungle amazonienne, qu’enregistrent les caméras désormais tenues par des mains tikunas.

 

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