Pendant les vacances de Pâques, Le Quotidien s’intéresse à l’art public à travers une série rédigée par des spécialistes choisis par l’Association des artistes plasticiens du Luxembourg. Aujourd’hui, Sofia Eliza Bouratsis (docteur en esthétique et sciences de l’art à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne) se concentre sur l’expérience esthétique du flâneur au Luxembourg.
L’espace public est l’espace où est vécue la vie en société et au sein duquel sont symboliquement inscrites les règles et les hiérarchies qui la régissent. La ville peut alors être conçue comme organisation politique, économique et administrative (Max Weber); et elle peut également être conçue comme imaginaire social et mode de vie dans une réflexion qui, pour Georg Simmel, aboutit à une philosophie du phénomène social urbain. L’art dans l’espace public devient alors l’expression d’une société dans un contexte donné.
Mais qui est-ce qui s’exprime ? L’artiste qui crée l’œuvre, le pouvoir en place qui autorise son installation, l’instance (privée ou publique) qui finance la production de l’œuvre; ou encore la société qui, éventuellement, réagit? Si l’art dans l’espace public exprime et s’adresse à la société, il faut alors que cette société ait le temps et le goût de la flânerie – de la promenade «sans but» précis autre que celui de la découverte de cet art. Flânerie donc dans le sens où Baudelaire l’entendait, puis Walter Benjamin qui y voyait la lutte inégale de l’individu moderne dans sa tentative de rétablir un rapport créatif à la ville et de ne pas laisser la marchandise dicter ses logiques de déplacement et de pratiques urbaines. Mais le mode de vie contemporain – où toute parcelle de terre est privatisée, où plus de 160 000 personnes par jour ne viennent au Luxembourg que pour travailler puis repartent hâtivement se reposer de l’autre côté des frontières et où les habitants du pays ne sortent de leur maison qu’en voiture pour entrer ensuite dans un autre garage… – permet-il de flâner ? De s’ouvrir à une expérience esthétique de l’espace public ? Hypothèse de réponse : oui, quand il y a art.
Or, l’art dans l’espace public n’est pas le même, ni à travers les époques – le Parthénon à l’époque de Périclès et 5 000 ans plus tard – ni à travers les pays : une statue érigée dans un pays totalitariste comme la Corée du Nord ou démocratique comme le Luxembourg ne soulève évidemment pas les mêmes débats polémiques et ne mobilise pas les mêmes références esthétiques, éthiques et politico-économiques. L’art d’État monumental n’est certainement pas l’art subventionné (par l’État ou par une entreprise privée) ou l’art spontané, comme le graffiti.
L’ouverture vers l’inconnu…
Simmel explique par ailleurs qu’il y a société «là où il y a action réciproque de plusieurs individus». Il faudrait dans cette perspective mentionner la Grèce actuelle où les artistes à court de subventions – et dans un marché qui coule – n’attendent plus de recevoir de l’argent pour créer leurs œuvres et utilisent spontanément l’espace public comme canevas et comme musée – espace public, qui, il faut le mentionner également, n’est presque pas contrôlé. Cela suscite de grands débats – à l’image de l’agora grecque antique où les citoyens se rassemblaient pour discuter des choses publiques – et inspire même certains citoyens à devenir artistes le temps d’un «graff» et à inscrire leur vécu sur les murs des villes. Les rues deviennent ainsi un journal intime public du peuple grec. En parlant du Luxembourg, les enjeux sont tout autres. Il est en effet presque impossible d’intervenir spontanément dans l’espace public sans autorisation. Premier point donc : l’importance du contexte.
Second point, l’absence de spontanéité ne signifie point que l’art ne peut soulever de polémiques et dévoiler les idéologies et conservatismes sous-jacents d’une société – l’on se souvient de l’audace créative et critique du Casino à l’époque du projet Lady Rosa of Luxembourg de Sanja Ivekovic.
Troisième point, l’art peut, parfois, et malgré le mode de vie contemporain, inspirer. Inspirer, tout simplement, le citoyen à dévier de son (trajet) quotidien. Exemple d’une poéticité bouleversante : Bird Cage, sculpture lumineuse créée en 2008 par Su-Mei Tse et Jean-Lou Majerus – à la suite d’une commande d’art public par Codic pour K2, Kirchberg, Luxembourg – et qui se trouve au Kirchberg, que le lecteur qui veut la découvrir aille s’y perdre.
Bird Cage est une cage d’oiseau lumineuse et vide. Elle mesure plus de cinq mètres de haut et sa porte est ouverte. L’on imagine ainsi que l’oiseau s’est envolé : comme le choix de la liberté, qui ne peut qu’être un choix absolu, et qui consiste à ouvrir ses ailes. Et Su-Mei Tse de préciser : «Finalement, les acteurs principaux de mes œuvres sont souvent absents. Dans la cage, l’objet « cage » m’intéresse beaucoup moins que cette porte ouverte : c’est-à-dire l’envol.» C’est précisément cet envol, cette ouverture vers l’inconnu que l’art suscite parfois, qui peuvent nous emporter vers les détours les plus essentiels de notre vie.