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[Angoulême] «La BD, ça n’intéressait personne»


Stéphane Beaujean, directeur artistique du festival de la BD d’Angoulême depuis quatre ans, fait le point sur la situation de la bande dessinée en France. (Photo AFP)

Jeudi s’ouvre la 47e édition du festival international de la BD d’Angoulême. Entretien avec son directeur artistique, Stéphane Beaujean, qui, de l’explosion du marché à sa saturation, en passant par la précarité des auteurs, n’élude aucun sujet.

Le plus grand festival du monde consacré à la BD s’ouvre cette semaine sous le signe de la reconnaissance, mais aussi des questions. Cette 47e édition inaugure en effet l’«année de la BD», lancée par le ministère de la Culture en France, peu après que l’Unesco a désigné Angoulême «Ville créative». Mais parallèlement, certains problèmes persistent : précarité des auteurs, marché saturé, clivage… Stéphane Beaujean, directeur artistique de l’évènement depuis quatre ans, fait le point sur la situation.

Qu’est-ce, pour vous, la BD ?

C’est une forme d’expression complexe, qui fait le lien entre l’adulte et l’enfant, le mot et l’image… Elle est à la croisée de quelque chose de fondamentalement humain.

Sera-t-elle l’art du XXIe siècle ?

Je suis persuadé qu’elle accompagne une forme de transition du langage chez l’homme. On voit une régression de l’écrit, et désormais, pour être poétique ou créatif, on utilise l’image. Les jeunes, par exemple, s’expriment plus facilement sur Instagram que sur Facebook.

Que pensez-vous de l' »année de la BD » et cette reconnaissance, certes tardive ?

On sent bien qu’il y a une prise de conscience de la place de la BD dans la culture. C’est un changement notoire, car au siècle dernier, ça n’intéressait personne. On est en train de franchir une nouvelle étape. Pendant des décennies, le festival a œuvré pour parvenir à une telle reconnaissance. On ne va pas bouder notre plaisir.

Selon vous, le succès de la BD, il vient d’où ?

Longtemps, la BD était un art sous le radar de tout : du public, des institutions… Elle a été méprisée et est restée un support pour les enfants. Quand ça a commencé à se diversifier, autant les genres que les publics, il y a eu un effet de rattrapage. Il faut alors « récupérer » tout un public auquel on ne s’adressait pas avant. Ce phénomène a duré vingt ans, de 1995 à 2015, et cela a encore des effets aujourd’hui. Mais bientôt, cela va se tasser, plafonner même.

Le festival d’Angoulême, est-ce l’éloge de la diversité ?

On a deux missions : une de représentation – la BD, c’est cette diversité-là! – et l’autre, de transmission, de passerelle même. Dire au lecteur de tel ou tel genre qu’il peut aller vers d’autres styles. En somme, travailler sur la curiosité, étendre les horizons de lecture.

C’est toute la chaîne du livre qu’il faut interroger

Le festival propose même au lecteur lambda de faire une pause dans la journée de ce vendredi pour lire la BD de leur choix. Qu’allez-vous choisir ?

Si on demande un conseil, je réponds souvent Watchmen (Alan Moore) et Maus (Art Spiegelman). C’est les BD que j’ai le plus lues, avec Akira, et je les ouvre régulièrement, avec un plaisir intact.

Comment expliquez-vous cette transition positive et la précarisation des auteurs ?

C’est structurel : le paysage a changé ces dernières années. On est notamment passé de la série au roman graphique. L’un est en très forte croissance, l’autre en déclin. Et on ne publie pas de la même manière un format de 48 pages standardisé qu’un ouvrage de 300 pages qui ne ressemble pas au livre voisin. On assiste à un changement de modèle économique, ce qui amène les maisons d’édition à compresser les risques, surtout qu’elles n’arrivent plus à se projeter sur l’avenir. Et c’est les auteurs qui en paient les frais. Mais c’est toute la chaîne du livre qu’il faut interroger : éditeur, imprimeur, diffuseur, libraire…

Pourtant, le marché de la BD est en bonne santé…

Oui, mais ce que l’on ne dit pas, c’est que cette croissance tient surtout à la BD étrangère. Et, par prolongement, si les auteurs français vivent mal, c’est que la BD française se vend de plus en plus mal. Elle régresse, en parts de marché comme en volume. La BD étrangère absorbe la dépression française.

Cela s’explique comment ?

Difficile de le dire. Il y a sûrement de la surproduction dans certains domaines, qui ne trouvent pas leur public. Il y a aussi, je pense, un manque d’accompagnement éditorial. Ce qui est certain, c’est que la qualité française séduit moins, surtout dans le domaine du divertissement. Les séries hexagonales qui faisaient le sel de la BD des années 80-90 s’écroulent. Elles ont perdu le tiers de leurs lecteurs en dix ans.

Là, depuis dix ans, on a un éléphant dans la pièce qu’on refuse de regarder

N’y a-t-il pas un trop plein, une saturation du marché? On parle quand même de 5 000 BD éditées tous les ans…

Une chose est sûre, c’est que 50-60 % des livres ne sont pas rentables. Oui, on est face à un problème de surproduction. Ce qui explique les bas salaires : ce sont les livres qui marchent qui financent les livres qui ne marchent pas. Bref, la fonction de mutualisation des revenus des éditeurs est très importante, puisqu’on peut dire que 35 % des livres font vivre 100 % des auteurs.

Avez-vous des solutions ?

Le cinéma, dans les années 50, était confronté au même problème, à savoir une invasion de créations étrangères face à une production nationale en déclin. Une taxe sur le billet a alors été mise en place, prélevant massivement les productions hollywoodiennes, mettant sur pied un nouvel écosystème. Est-ce que cela pourrait marcher aujourd’hui, avec la BD? Ce n’est pas impossible, mais il faut des économistes, des historiens, pour se pencher sur le problème. Les solutions doivent venir d’une prise de conscience réelle des mouvements du marché, chose qui n’a jamais été faite, ni par les syndicats, les instituts de sondage et encore moins par les rapports d’État commandés coup sur coup. Là, depuis dix ans, on a un éléphant dans la pièce qu’on refuse de regarder…

Récemment est quand même sorti le rapport Bruno Racine*. Quelles sont vos impressions ?

C’est un rapport positif – qui questionne notamment le rapport de l’État avec ses auteurs –, mais cela ne va pas apporter des solutions pérennes à la création française. Si pour lui, il y a un problème de statut des auteurs, ce qui est vrai, il ne dit jamais pourquoi ils souffrent. Sans les causes, il est difficile d’aboutir à des solutions.

* Rapport remis au ministère de la Culture française qui propose 23 préconisations pour soutenir et améliorer la condition des auteurs.

Entretien avec Grégory Cimatti