Le plus jeune est mort-né, le plus âgé avait 80 ans : Abdullah, Alvaro, Dédé, ou Laurence sont quelques-uns des 497 sans-abri décédés en 2015 recensés par le collectif « Les morts de la rue », qui leur rendra hommage samedi.
Ils étaient mécanicien, boulanger, infirmière, policier, ingénieur ou cracheur de feu. Tombés dans la précarité, ils sont morts à l’hôpital, dans un squat, sur le quai d’un métro ou dans un hall d’entrée.
Parmi eux, Abdullah, 59 ans. Il a été retrouvé sans vie en juin 2015 près de la mairie du XIe arrondissement de Paris, son QG depuis des années. Une année s’est écoulée depuis son décès mais le souvenir de cet homme à la chevelure poivre et sel, sourcils broussailleux et sourire jusqu’aux oreilles, flotte toujours dans le quartier.
« Il était toujours assis devant la porte, là », se rappelle Hélène, une employée du Monoprix de l’avenue Ledru-Rollin, en désignant la devanture. « Il venait me voir pour que je lui donne des cartons pour qu’il s’assoie dessus. » Sa collègue de l’accueil raconte qu’il achetait Le Parisien tous les jours, prenant la page des courses hippiques et lui laissant les autres. « Une fois il avait gagné pas mal d’argent et il était reparti au bled », croit se souvenir Hélène. C’est devant le Monoprix qu’Anne, qui habite à quelques encablures, l’a croisé la première fois, il y a plus de 20 ans. « Il était toujours là, il disait bonjour avec un grand sourire. J’ai commencé à m’arrêter, à lui parler, on s’est suivis au fil des années. » Au menu de leurs conversations : la politique, la Turquie d’où Abdullah était originaire, ou le divorce d’Anne. Pour elle, le confident était devenu presque comme un « psy ». « C’était un peu le point fixe du quartier. » D’ailleurs, « il était fier d’être accepté dans le quartier, d’être connu; il disait tout le monde m’aime bien ici« .
Morte dans les bras de sa mère
Parfois, il voyageait de l’autre côté de la place, s’asseyant devant le magasin Picard, buvant le café avec les employés. « Toujours propre sur lui, une veste, un pantalon… », décrit Leïla, responsable du magasin. « Quand il avait besoin d’argent il m’en empruntait » mais, souligne-t-elle, « il l’a toujours rendu ». Geoffroy, un riverain, avait fini par lui faire un double des clés de son parking, pour qu’il s’y mette au chaud, et l’avait domicilié chez lui, « comme ça il pouvait recevoir son courrier ». Parfois le soir, de son appartement, il entendait son protégé « engueuler des gens imaginaires » depuis le parking. « Il s’était mis à picoler et sa paranoïa s’était accentuée. » Peu de temps avant l’été, on l’a trouvé sans vie. « Ça nous a tous secoués, cette histoire », commente Hélène. Les riverains ont organisé une petite cérémonie. Même le maire de l’arrondissement est venu.
Si Abdullah n’a pas été oublié, des dizaines d’autres sans-abri sont morts dans l’indifférence. Francesca, 2 mois et demi, s’est éteinte dans les bras de sa mère le 1er janvier à la gare Lille-Flandres. Fabrice dit « Baby », 49 ans, sur un banc boulevard des Belles manières, à Orléans. Le froid, la fatigue, une agression, une noyade… et une vie de galère s’achève, prématurément.
Dans la rue, l’espérance de vie n’est que de 49 ans, trente ans de moins que le reste de la population. « On ne peut pas s’habituer à ça », dit Cécile Rocca du collectif « Les morts de la rue ». Alors, les membres du collectif s’emploient à dénombrer les décès, collecter des informations sur les défunts, et leur rendre hommage chaque année. « Pour nous c’est une façon d’interpeller le gouvernement, pour améliorer la situation des personnes vivant à la rue. C’est aussi pour affirmer l’humanité de ces personnes, pour leurs familles, leurs amis. Elles ne valent pas moins que d’autres. »
Près de 500 décès ont ainsi été recensés en 2015. Mais selon des estimations, il y en aurait six fois plus.