Invité d’honneur de cette dixième édition du LuxFilmFest, Alejandro Jodorowsky en a profité pour livrer une superbe master class après la projection unique et exceptionnelle au Luxembourg de son film Psychomagie, un art pour guérir.
Alejandro Jodorowsky est un véritable rayon de lumière. Lorsqu’il arrive, toujours souriant, dans le salon où nous avons rendez-vous, s’installe immédiatement une ambiance chaleureuse. Une simple présence qui rendrait n’importe quoi rassurant. Lui emboîtant le pas, la plasticienne, designer et costumière Pascale Montandon-Jodorowsky, épouse de l’artiste franco-chilien, avec qui elle poursuit une œuvre commune sous le pseudonyme de «Pascalejandro», accepte de participer à l’entretien.
Vendredi, Alejandro Jodorowsky, que l’on connaît pour son œuvre surréaliste et provocatrice qui transcende tous les arts, du cinéma (le sublime western ésotérique et ultraviolent El Topo, le trip hallucinatoire et christique La Montagne sacrée ou le diptyque La Danse de la réalité et Poésie sans fin, en attendant un troisième volet, Voyage essentiel, qui devrait conclure cette année son épopée autobiographique) à la bande dessinée (en particulier ses collaborations cultes avec Mœbius, dont L’Incal, mais aussi, plus tard, La Caste des Méta-Barons, Juan Solo ou encore, avec Milo Manara au dessin, l’immanquable Borgia), venait présenter au LuxFilmFest son dernier film, le documentaire Psychomagie, un art pour guérir, où «Jodo» filme des actes de cet art thérapeutique qu’il a inventé.
On pourrait entendre Jodorowsky parler des heures, rester avec lui dans ce temps suspendu, à discuter de l’art et du monde, et dans le temps qui nous était imparti, Alejandro Jodorowsky, dans son implacable sagesse du haut de ses 91 ans, aborde, avec Pascale, des sujets tels que leur relation, l’état du monde, les réseaux sociaux et, bien sûr, la psychomagie.
Dans Psychomagie, vous faites de l’art avec des personnes qui ne sont pas artistes. Diriez-vous qu’il s’agit de votre film le plus artistique et, en même temps, le plus ancré dans le réel ?
Alejandro Jodorowsky : Dès que j’ai commencé à faire du cinéma, c’est une chose que j’ai voulu faire. Dans Psychomagie, je voulais montrer des sentiments vrais, alors que le cinéma montre des sentiments joués par des acteurs, qui sont des imitations de sentiments vrais. On ne connaît pas les vrais sentiments au cinéma, c’est un acteur qui les joue. Ici, c’est une personne normale qui a un problème réel et que l’on guérit réellement. Ce n’est pas un documentaire, car un documentaire parle de choses du passé, des choses qui sont faites, comme une étude. Dans Psychomagie, on provoque un incident, ici une façon de guérir, et devant le spectateur, on fait la guérison, et tout est vrai, tout en étant artistique, parce que c’est un art pour guérir.
Chaque nouveau problème mondial nous rapproche un peu plus de la fin de notre civilisation
Est-ce que la psychomagie provient d’un besoin personnel ?
A. J. : C’est un art thérapeutique, fait pour guérir. Mais guérir quoi ? Là, il faut se demander : qui donne la maladie ? Eh bien, c’est notre époque qui la donne. Moi, en 91 années de ma longue vie, je n’ai jamais vu un être content avec le monde tel qu’il est. On est dans un monde qui est presque à l’agonie, en danger de disparition. On voit disparaître des animaux, des plantes… Donc, pourquoi guérir ? La première chose, c’est que je veux me guérir moi, les êtres que j’aime, principalement Pascale, que je ne la voie pas malade tant qu’elle est avec moi, car ce serait comme avoir mon âme malade. Ensuite on veut guérir le public, et après on veut guérir le monde. Voir plus grand. Il y a quelques années, quand il nous restait encore de l’espoir – parce que maintenant, on a tous perdu espoir –, on pensait que la guérison était limitée à certaines personnes, certaines sociétés, on ne vivait pas le danger comme potentiellement global. Ça va avec l’argent. Notre système économique est pourri. Il y a des pauvres, des riches, des banques… Le développement humain suit les problèmes de l’argent. Avant, l’argent était quelque chose que tu gardais chez toi, qui avait une valeur. Maintenant, c’est quelque chose de fantomatique, c’est une espèce de métaphore. Il y a maintenant une maladie, une peste qui arrive, et la plus grande terreur qu’elle soulève, c’est que ça fasse chuter la Bourse, pas les millions de personnes que ça peut tuer. Et cela va nous mener à un autre grand problème : celui de la vaccination. On tombe toujours dans une autre affaire. Mais la vraie affaire, c’est l’exploitation du monde. On le consume, et chaque nouveau problème mondial nous rapproche un peu plus de la fin de notre civilisation et de notre planète. Voilà où l’on en est. Alors, on a envie de guérir tout ça. On ne peut pas tout guérir, mais on peut commencer.
Et en même temps, vous, qui offrez cette guérison gratuitement, vous allez, bien que de façon modeste, contre ce système…
A. J. : Bien sûr ! Ça doit être gratuit parce que tout ce qui est payé est une partie de la pourriture. On ne le veut pas, mais on ne peut pas arranger ça non plus parce que l’argent, c’est le dieu de notre époque. Toutes les guerres, toutes les religions, toute la politique, ça fonctionne avec l’argent, un argent qui n’existe même pas.
Vous êtes inscrit sur les réseaux sociaux, qui font aussi partie de ce problème, et en particulier sur Twitter où, tous les jours, vous écrivez des pensées, de petits messages philosophiques. C’est une autre manière d’aborder la création ?
A. J. : Il y a un conte japonais qui m’a beaucoup influencé, dans lequel il y a un grand dragon invincible qu’aucun samouraï n’a réussi à tuer. Le héros arrive et se fait avaler par le dragon, et dans l’estomac, il commence à creuser pour éliminer le monstre. Pour moi, le dragon c’est internet, parce qu’internet est en train de pervertir tout. Et moi, je suis entré dans le monstre, surtout Facebook, parce que Twitter est un peu raffiné, quand même.
De moins en moins…
A. J. : (Il rit) Parce qu’avant, Twitter, c’était 120 caractères. Maintenant, ils ont étendu la limite, et la quantité tue la qualité. En tout cas, je suis entré dans le monstre et je parle exclusivement de poésie, de travail spirituel, de sentiments humains… J’ai presque six millions d’abonnés, et ça fait bientôt dix ans que je fais ça, tous les jours, deux heures par jour. Et encore une fois, c’est un travail gratuit. Alors si tu multiplies deux heures par jour pendant dix ans, j’ai donné une quantité de temps énorme ! Mais ça vaut la peine parce qu’on travaille avec toute l’humanité. Pour commencer à changer le monde, il faut se laisser avaler par le dragon et rester honnête.
On n’a jamais vu l’être réel filmé dans le moment, sinon parfois dans les documentaires
On peut faire un parallèle entre la psychomagie et la méditation transcendantale, technique qui a été popularisée par David Lynch. Il y a deux différences fondamentales entre les deux : la méditation fait partie d’un processus créatif et artistique, et c’est une ouverture mentale qu’on pratique seul. La psychomagie, à l’inverse, est une création artistique toute entière, et elle est attachée au monde autour, à la terre, même.
A. J. : Nous avons un ego artificiel et un ego naturel réel. L’ego réel a toutes les qualités, il est uni avec le monde, il a l’illumination et la créativité. Mais l’ego créé par la famille, la société, la culture et l’histoire, c’est un ego artificiel, qui ne parle que de soi-même. (Lynch) part de l’art, il a de grandes qualités artistiques et, peu à peu, il se centre sur lui-même parce que la méditation, c’est que lui. La psychomagie, c’est le contraire : on part de l’art et on va de plus en plus semer l’art dans la réalité, pas dans le rêve. J’ai fait des bandes dessinées de superhéros, La Caste des Méta-Barons, L’Incal et, surtout, Les Technopères, et il y a tout un message humaniste dans ces histoires, ce n’est pas juste une histoire de savoir qui gagne et qui perd. Une bataille est perdue quand il y a un gagnant et un perdant, mais elle est gagnée quand il y a deux gagnants. Notre ami dont on parle est dans une bataille où il y a un gagnant et un perdant. Dans ce que je fais, tout le monde gagne : les êtres réels, moi en tant qu’artiste… On ne trahit pas l’art, mais on ne trahit pas non plus la réalité.
Y a-t-il une chose dont vous n’avez jamais guéri ?
A. J. : Pascale a guéri parce qu’elle, elle a la foi dans l’autre monde. La frontière entre la vie et la mort, elle ne la voit pas. Mais moi, ma plus grande maladie, ça n’est pas de vieillir parce que je ne vieillis pas. C’est de mourir. Quoique, si j’étais immortel, mon problème serait de rester, rester, rester éternellement. La mort est nécessaire, mais disparaître avant tout ce que j’ai encore à réaliser, ce serait lamentable. Je suis en train de faire plein de choses et ne pas finir mon œuvre, ça me fait de la peine. J’aimerais voir des choses formidables. Connaître un monde qui aurait vaincu la gravité, le problème de l’argent, un monde dans lequel on ne doit pas travailler pour vivre mais pour se créer, se former… Ça me fait de la peine. Ça me fait de la peine que mon chat ne parle pas. Ça me fait de la peine que les plantes soient attachées à la terre et qu’elles ne puissent pas marcher comme nous. Ça me fait de la peine que les machines n’aient pas de sentiments. Si je pouvais voir tout ça, alors oui, je pourrais dire que je suis guéri.
P. M.-J. : Je dois nuancer ce qu’Alejandro a dit parce qu’il a répondu pour moi mais ce n’est pas tout à fait exact. Oui, c’est vrai, j’ai une perception globale complémentaire de la vie et de la mort, de par ma culture à demi-asiatique, parce que pour moi, c’est une sorte d’évidence que l’on vit avec les morts. De même, j’ai appris que d’un point de vue philosophique, tout est un. Donc si tout est un, le temps et l’espace sont d’un seul tenant. Cela étant, je n’ai pas résolu la terreur absolue et quotidienne de le perdre. (Silence.) C’est une réalité, mais comme tout est un et que la lumière n’existe pas sans l’obscurité, que la vie n’existe pas sans la mort, ça donne un poids aux choses. (Silence.) Je suis convaincue que les choses importantes arrivent comme elles doivent arriver, y compris notre différence d’âge. Notre union telle qu’elle est, telle qu’elle s’est construite, ne devait pas être autrement. Et puis, qui sait ? Là, on parle de frayeurs, de choses qui n’existent pas encore, mais je peux partir avant, on peut partir ensemble, on peut être éternel… Tant qu’on n’est pas mort, on n’a pas la certitude qu’on va mourir. Mais en même temps, comme toute interrogation, comme toute crainte, comme tout questionnement, cela aussi, ça nourrit quelque chose au quotidien, ça nourrit ma création, notre création.
A. J. : Je sens que je ne vais pas mourir. Je n’ai aucun désir de disparaître, j’ai de la pitié pour moi (il sourit). Mais au moins, j’ai vaincu le rêve : chaque nuit, je me couche, je suis conscient et, à un moment donné, je me suis endormi sans m’en rendre compte. J’ai appris à accepter à m’endormir. La mort c’est pareil : tu acceptes de t’endormir et ça va. On ne peut pas se guérir soi-même parce qu’on vit dans le mystère absolu. Je ne connais pas ce qu’il y a à l’intérieur de mon cerveau, personne ne le sait, je ne connais pas ce qu’il y a au centre de la Terre, on ne connaît pas ce qu’est l’univers et on ne connaît pas ce qu’est le tout. Donc nous sommes des êtres absolument ignorants.
Et pourtant, nous sommes dans une époque où les gens veulent tout savoir, tout connaître, où pratiquement plus personne n’accepte de vivre en acceptant le mystère. Pourquoi l’homme a ce besoin d’outrepasser l’ignorance ?
A. J. : Parce qu’on est curieux (il rit) ! Moi, sincèrement, je n’ai pas résolu le problème de la curiosité, mais j’avance, dans le sens où j’arrête de chercher. Et je suis d’accord : il faut accepter l’ignorance et il faut le faire pour élargir sa conscience le plus possible, sans fantaisie, sans croyance, donc sans religion. Moi, je crois en l’expérience, pas en la croyance.
P. M.-J. : L’expérience peut être aussi une forme de conviction profonde. On dit toujours que la foi est une forme de placebo ou d' »aspirine métaphysique », comme le dit Alejandro, mais parfois, avoir une certitude, c’est un état, pas une conviction. C’est comme être artiste : on l’est ou on ne l’est pas. Cette conception de non-séparation entre la vie et la mort, ce n’est pas que ça me rassure ou que j’ai appris à le croire. Simplement, j’accepte le mystère.
A. J. : Vivre dans l’ignorance et l’accepter, c’est le bonheur. Tu t’acceptes. « Je ne sais rien. » Et accepter cela, c’est l’humilité. Si l’on n’est pas humble, on ne réussit rien. Et c’est en vivant avec honnêteté que l’on connaît le bonheur. Regarde Pascale : moi, je trouve que ses cheveux sont très beaux. Mais peu à peu, il commence à y avoir des cheveux blancs et Pascale dit qu’elle veut les laisser tels qu’ils sont. Je pense que c’est une position philosophique parfaite : « Je suis ce que je suis et je l’accepte. » J’ai des amis qui font des implants, ça marche très bien mais ils restent une semaine avec le visage gonflé (il rit). Moi, j’avais des cheveux énormes, on aurait dit un lion. Maintenant, il m’en reste très peu mais je les accepte, et l’acceptation de soi, c’est la liberté. Dans Psychomagie, c’est ce que j’ai fait : on n’a jamais vu l’être réel filmé dans le moment, sinon parfois dans les documentaires. L’émotion existe, on ne la cache pas.
Entretien avec Valentin Maniglia