Depuis le milieu des années 2010 et son arrivée à Londres, Jordan Rakei s’est frayé un chemin, le regard toujours tourné vers l’avant, dans le monde déjà bouillonnant de la scène musicale alternative de la capitale alors européenne.
Ses premières rencontres ont été décisives : Tom Misch, Disclosure ou encore Alfa Mist ont, à n’en pas douter, exercé une influence sur lui. Dès le début, le musicien Néo-Zélandais, grandi à Brisbane, en Australie, a construit son style au carrefour de la musique électronique et du hip-hop, en passant par le jazz, la soul et le R’nB. Des genres qui l’ont toujours fait vibrer, et que Jordan Rakei fait confluer en se les réappropriant à la lumière d’une sensibilité toute personnelle, reflétant sa propre existence à chaque nouvel album tout en faisant toujours plus progresser son long travail de perfectionnement, à la fois en tant qu’artiste et en tant qu’être humain.
La sensibilité de Jordan Rakei est son outil principal; l’introspection, sa matière première
Ce que l’auteur-compositeur-interprète – mais aussi producteur et multi-instrumentiste – tente d’accomplir avec sa musique n’est pas rien : il y est inlassablement question de découverte de soi, de combattre ses démons ou ses peurs, bref, de partir à la recherche de l’essence du monde à travers ses propres faiblesses, contre lesquelles se dressent des compositions baignées de la lumière de la pureté. Celui qui utilise le pseudonyme Dan Kye pour des projets purement electro – dont un fantastique premier album, Small Moments, en novembre dernier – confirme que derrière son – vrai – nom de Jordan Rakei se cache une sensibilité qui est son outil principal; l’introspection, elle, est sa matière première.
What We Call Life montre sans aucun doute Jordan Rakei à son plus vulnérable. Mais il n’en continue pas moins de creuser son style-fusion bien à lui – même s’il ne se prive pas de quelques clins d’œil à James Blake ou Bon Iver, deux inspirations d’un autre continent – en faisant toujours aussi bien fonctionner la dualité entre des textes poétiques aux sujets déprimants et des compositions d’une grande douceur et volontiers radieuses. Ce quatrième album résulte d’une longue période d’autoanalyse, que l’on aurait tort de croire liée au confinement, même si l’enfermement lié au virus en a peut-être amplifié l’effet. Sa découverte de la «psychologie positive» remonte à 2019, au moment où il sortait le futuriste – et, de nouveau, paradoxal – Origin : un mouvement qui, comme les autres thérapies entreprises par lui auparavant, lui a offert de se considérer sous un autre angle, à la différence que cette fois, elle affecte pleinement tout son processus créatif.
Ici, Jordan Rakei tente d’explorer les possibilités d’une narration, certes fragmentée, tout au long des dix morceaux et des 45 minutes de l’album. À commencer par Family, où le musicien réfléchit, avec son tendre falsetto, sur le divorce de ses parents et l’impact que celui-ci a eu sur l’adolescent qu’il était alors. Les parents et l’écroulement d’un monde démarrent ainsi cette chose «qu’on appelle la vie», selon Jordan Rakei. Puis il s’ouvre sur ses origines (Clouds), son long assujettissement à l’anxiété et au stress (What We Call Life), voire à la thérapie elle-même (Wings).
Mais What We Call Life fait surtout preuve d’un éblouissant travail de composition, qui confirme encore une fois que le musicien franchit un cap à chaque nouveau projet. Aux mélodies, Rakei préfère saisir des textures qu’il traduit en émotions. Si elles sont nombreuses, elles restent toujours délicatement superposées, ne laissant aucun détail au hasard (comme cette flûte furtive et ultradiscrète dans The Flood). Extraordinairement atmosphérique, l’album va néanmoins d’expérience en expérience, au fil des histoires, tissant un lien narratif même dans la musique, des synthétiseurs au goût d’années 1980 (Illusion) aux cordes hypersensibles (Unguarded), le tout orienté par la voix superbe de celui que l’on a appelé un temps «le D’Angelo blanc», définitivement héritée du R’nB et de la soul. Édifiant et captivant, l’un des albums de l’année.
Valentin Maniglia
Jordan Rakei
Sorti le 17 septembre
Label Ninja Tune
Genre electro / R’nB / soul