Cette semaine : Sketchy, de Tune Yards.
Depuis plus de dix ans, Merrill Garbus avance dans un sens de l’équilibre bien à elle, repoussant les frontières de l’expérimentation avec une pop déjantée, faite de boucles, d’envolées vocales et de rythmiques «casse-gueule». Un sens du chaos maîtrisé qui s’observe jusque dans ce nom, Tune-Yards, aux lettres dansantes.
À l’instar d’un autre laborantin, Dave Longstreth (Dirty Projectors), elle ne tombe jamais dans la facilité, même quand ses albums, au fil du temps, cherchent à s’arrondir, plaçant ici et là de belles mélodies – bien qu’elles finissent invariablement chahutées dans un fatras musical.
Oui, il faut arriver à la suivre. D’ailleurs, depuis 2011 et un premier disque «officiel», W H O K I L L, elle est accompagnée dans ses excentricités par son compagnon (dans la vie comme sur scène), Nate Brenner. Un duo débridé qui, après un dernier album haut en couleur (I Can Feel You Creep into My Private Life, 2018), s’est demandé quel autre chemin de traverse prendre, et si finalement tout cela avait encore du sens.
Autocritique, autodestructrice même par ses origines punk, Merrill Garbus a donc mis Tune-Yards en sommeil. Jusqu’à ce Sketchy. («douteux» en français) qui confirme l’état d’esprit du moment, symbolisé par cette phrase de Pierre Desproges : «La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute!»
Si c’est trop dense, on peut toujours souffler avec une minute de silence, placée au beau milieu du disque
Confronté à un monde qui s’effiloche, le couple d’Oakland (Californie) donne une réponse à sa mesure : onze titres qui brassent large et frappent fort! Et l’objet détonne, une nouvelle fois. Voyons cela comme une pop politique inventive qui, face aux maux et aux questionnements d’une époque, répond avec une musique qui agit comme un antidépresseur.
Sketchy n’est pas un album de protestation – comme le suggère son titre, il n’a pas la clarté nécessaire pour cela. Mais il est de son temps, abordant des thématiques en conséquence : l’environnement, le féminisme mais aussi, plus rare, la domination «complaisante» des Blancs et leurs privilèges. Passée à la moulinette de Tune-Yards, cette consternation prend une tournure plus joyeuse. Conjuguer message politique et élan jubilatoire, ça n’a rien de trop pour Merrill Garbus!
C’est donc au bord du gouffre, et au terme de longues sessions de «jam» (durant lesquelles l’usage des ordinateurs a été contenu) qu’est née cette cinquième production, l’une des plus séduisantes du groupe.
Car elle reprend les meilleures impulsions et les sons les plus riches des disques antérieurs, tout en restant fidèle à ce qui fait l’originalité du groupe : un bricolage foutraque qui, entre gymnastique vocale, rythmiques incontrôlables et énergie à fleur de peau, survole tous les styles avec malice (pop, R’n’B, afrobeat, soul, blues, funk, electro…). Et si c’est trop dense, on peut toujours souffler avec une minute de silence, placée au beau milieu du disque.
Qu’elle soit donc rassurée : Merrill Garbus a toujours de l’inspiration, et c’est tant mieux! Bien qu’il soit peu probable que ce disque séduise un large public, Sketchy a tout de même de sérieux arguments à défendre, et une honnêteté qui fait plaisir à voir (à entendre surtout). Au final, que ça plaise ou non, le plus heureux est de savoir que Tune-Yards ne s’est toujours pas laissé apprivoisé. Au moins une chose de sûre…
Grégory Cimatti
Sketchy, de Tune Yards. Sorti le 26 mars. Label 4D. Genre : art-pop / rock.