Treizième album de Shannon Wright, Reservoir of Love prend les apparences d’un «best of» d’inédits, tant il incarne l’essence même de l’art de la chanteuse. Entre spleen et craintes existentielles qui ne demandent qu’à trouver la lumière et l’amour.
C’est discrètement qu’elle trace sa route et distille ses productions, sensible et pudique, comme écrasée par le poids des références auxquelles elle est souvent associée, de Patti Smith à PJ Harvey. Shannon Wright ne quitte d’ailleurs jamais sa frange qui lui mange la moitié du visage, derrière laquelle elle semble vouloir se cacher toute entière. Non, elle préfère laisser la musique parler pour elle, mieux à même de la raconter, de la définir. Car elle y met tout, ses colères comme ses larmes. Sa discographie remarquable, construite depuis un quart de siècle, en témoigne, comme ses passages sur scène. Électrisée derrière une guitare vrombissante ou spectre délicat pianotant ses états d’âme, elle garde le sens de la retenue, avec ce regard toujours planqué sous la chevelure.
Même aux États-Unis, l’Américaine (elle est née en Floride) passe souvent sous les radars. Et ailleurs, Shannon Wright n’attire pas les foules non plus, ce qui est bien dommage quand on connait sa capacité à jouer sur deux registres : celui du rock viscéral tendance «noise», et celui de la ballade à la beauté tire-larmes. Ses derniers disques le montrent bien : il y a eu In Film Sound (2013), véritable bijou de puissance et de gracilité, avec ses passages énervés et apaisés. Puis Division (2017), huit pièces de chambre si fragiles qu’on pourrait les balayer d’un souffle. Et enfin Providence (2019), le plus déstabilisant pour les initiés : un album 100% réalisé au piano sur lequel elle laisse sa voix fragile prendre les devants.
Maladie et deuil
Avec ce treizième album, la musicienne poursuit cette avancée pleine de remous et de cahots, comme sur des montagnes russes. D’ailleurs, un des titres de Reservoir of Love s’appelle Mountains. Ça tombe bien puisqu’il synthétise efficacement la formule, avec au départ, une mélodie subtile avec chœurs et cordes (un peu façon Radiohead), soudainement coupée pour une conclusion au piano. Une alternance qui n’est pas unique, les sept autres chansons s’amusant elles aussi, chacune leur tour, avec les humeurs. Une pourtant est centrale à cette oeuvre : la maladie et le deuil. En effet, après la pandémie, Shannon Wright se découvre une maladie auto-immune (qui a failli l’emporter), avant que deux amis et piliers de sa carrière ne trouvent la mort : Philippe Couderc, fondateur du label français Vicious Circle qui la défend depuis ses débuts, et Steve Albini, grand manitou de la production «indé» américaine.
Shannon Wright n’a rien perdu de son charme vénéneux
Deux titres leur sont d’ailleurs dédiés, et comme tous les autres, ils portent en eux le poids de l’absence et son corollaire : la nécessité de dépasser les blessures, aussi douloureuses soient-elles. Toujours honnête et jusqu’au boutiste, Shannon Wright va composer ce Reservoir of Love en recluse et à domicile, à Atlanta. Elle y joue quasiment de tous les instruments, en dehors de la batterie et du violon confiés à un camarade de longue date, Kevin Ratterman, dont le jeu est encore d’une justesse sans pareille. Ensemble, ils dégainent alors des carillons ou dressent le Wurlitzer (un piano électrique), toujours au service d’une musique qui distille le chaud et le froid, avec toutefois une constante : garder la même intensité, car il s’agit de rester sincère.
Pour tout ça, Reservoir of Love a les apparences d’un «best of» d’inédits, tant il incarne l’essence même de l’art de Shannon Wright. Il y a toujours ce spleen et ces craintes existentielles qui ne demandent qu’à trouver la lumière et l’amour. Il y a toujours ces histoires de vie et de mort. Il y a toujours ce chant au bord de la rupture qui, à ses moments les plus intenses, renvoie aujourd’hui à celui de Beth Gibbons (Portishead). Il y a toujours cette combinaison d’énergie et de vulnérabilité, sans que l’un ne prenne jamais le pas sur l’autre. Il y a enfin un nouvel album sans faille, en dehors des siennes qu’elle exorcise depuis des années. Preuve que Shannon Wright, au fil des années, ne perd rien de son charme vénéneux. À cela, elle répondrait d’un sourire, avant sûrement de se planquer sous sa mèche.
Shannon Wright, Reservoir of Love. Sortie le 7 février. Label Vicious Circle. Genre rock