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[Album de la semaine] Sault, groove masqué


Dans un monde saturé d'informations (...), Sault préfère une méthode à contre-courant, laissant sa musique comme seul argument de séduction. (Photo : DR)

Sault nous séduit avec Untitled (Rise), sorti le 18 septembre sur le label Forever Living Originals.

Il y eut d’abord, l’année dernière, deux disques tombés du ciel (5 et 7), d’une inventivité étonnante, ornés chacun d’une pochette d’où surgissent de simples allumettes. L’arrière-plan, lui, est d’un noir profond. Même idée avec leurs deux successeurs d’où s’imposent d’une ombre d’encre un poing militant (Black Is), puis deux mains liées dans une prière mystique (Rise). Sans oublier cet attribut commun, «Untitled», qui achève de ficeler l’étrange offrande, aux élans conceptuels. Alors, qui est donc Sault, groupe (pour peu que ce soit le cas) qui apprécie le codage, la métaphore, la figure de style? Quelque 18 mois après son apparition, la réponse reste évasive.

Oui, le mystère est bien épais, ce qui, soulignons-le, est un fait rare dans un monde connecté, saturé d’informations, où tout doit se savoir. Vite. Sault préfère une méthode à contre-courant, laissant sa musique comme seul argument de séduction : débarquant de nulle part (et comptant bien y rester), il refuse alors toute interview, toute photo et vidéo, et évite jusqu’ici la moindre apparition sur scène. Bref, le flou est total, et même Wikipédia n’y peut rien! Ne parlons pas de sa présence superficielle sur les réseaux sociaux ni d’un site personnel dépouillé de tout artifice.

Tirons quand même sur quelques fils, rares mais existants : d’abord un pays, l’Angleterre, et une ville, Londres, puis un label, le tout aussi réservé Forever Living Originals, qui ramène en bout de course à deux chanteuses, Kid Sister et Cleo Sol, accréditées d’être derrière les superbes voix de Sault. Dans le labyrinthe, on croise aussi les silhouettes de la rappeuse Little Simz et de Michael Kiwanuka, et surtout celle du producteur Inflo, aux manettes de leurs derniers – et très réussis – albums (Grey Area pour l’une, Black Man in a White World pour l’autre). Il faudra donc se contenter de ça, et c’est tant mieux, car si Sault est avare en mots, il ne l’est pas en musique, avec une production hyperactive. Pour preuve, ces deux double albums sortis depuis juin, d’une qualité remarquable.

On aurait pu en effet largement s’en tenir à Untitled (Black Is), collection d’irrésistibles pièces soul-funk, intemporelles, servies par des voix féminines vibrantes, osant même emprunter certains chemins de traverse (hip-hop, post-punk). Et que dire de l’instrumentation, affichant ses penchants pour la basse qui caresse, le craquement du vinyle en mode «vintage», les percussions en toile de fond et des chœurs haut perchés qui se croisent, encore et encore… Mieux, la production, militante dans le texte, s’inscrivait en plein cœur du mouvement Black Lives Matter, le portant de toutes ses forces. Cette cause est clairement le moteur de Sault, et il s’en fait le porte-voix affranchi.

Car en se mettant en dehors du système, en refusant, en somme, de jouer le jeu, il va à l’essentiel : la musique, d’abord, qu’il conjugue à souhait. On passe de la soul au funk, du disco à la house, de l’afro-beat à la batucada brésilienne, de la pop au jazz… le tout d’une fluidité bluffante. On voyage de Rio à Philadelphie en passant par Bristol. Les figures se veulent libres, comme en témoigne Untitled (Rise), et sa chanson d’ouverture (Strong) qui, en un peu plus de six minutes, multiplie les ambiances avec classe. Le texte, ensuite, qui se veut résistant, mais habité paradoxalement d’un triste fatalisme. Il y a du plaisir à la lutte, mais de la douleur aussi.

De sa féroce salve d’ouverture à sa conclusion d’une douceur trompeuse, le tout garni de violons sucrés, l’album ne tombe pas dans la facilité et, dans son impérieuse tâche, ne vacille jamais. Les quinze titres, dont certains sont des interludes parlés (assez bien sentis d’ailleurs), filent en effet sans anicroche, coulant de source malgré une allure (et une intention) différente. Dans chacun d’eux, toutefois, un groove imparable enlaçant un engagement sincère, et idéalement fédérateur. Deux attributs qui correspondent bien à Sault. Le reste, de toute façon, ne l’intéresse guère.

Grégory Cimatti

Untitled (Rise), de Sault.