L’Amérique est une terre de contrastes, capable d’entretenir un racisme systémique, comme d’accoucher de belles histoires, comme c’est le cas avec Run the Jewels. Deux visages en clair-obscur qui, aujourd’hui, se croisent pour n’en dessiner qu’un : celui d’un solide Afro-Américain de Minneapolis, tué par un flic blanc lors d’une interpellation musclée.
Depuis quinze jours, la mort de George Floyd agite les rues et les quartiers, bien au-delà des États-Unis. Une lame de fond qui redonne de la vigueur au mouvement «Black Lives Matter» et pointe du doigt les dérives sécuritaires d’un libéralisme qui reste sourd aux cris de ses exclus. Pire : elle ne se contente plus de les museler, elle les étouffe… Une agitation urbaine qui, en tout cas, a déjà sa bande-son : celle de RTJ qui, dans un réflexe qui fait sens, a anticipé la sortie de son quatrième opus pour l’offrir gratuitement à cette foule révoltée. Le message, accompagnant le cadeau, est direct : «Pourquoi attendre ? Le monde est merdique, alors voici quelque chose à écouter alors que vous y faites face…».
Déjà quelques jours avant, le duo s’était fait remarquer par la voix clairvoyante de Killer Mike, tribun passionné analysant, à cette occasion, les affres de la ségrégation, et cherchant à transformer la réponse, violente, de manière constructive et positive. RTJ s’écoute donc aujourd’hui sur le front, chose inimaginable il y a sept ans, en 2013, année de sa naissance. Même si l’attachant duo invite sur son dernier album, à ne «jamais regarder en arrière», il faut pourtant faire un saut dans le temps pour mieux saisir l’incroyable métamorphose, celle de deux mecs voulant simplement produire une mixtape ensemble, avant de devenir des icônes fédératrices du rap «made in US».
RTJ4 arrive à point nommé, avec ses tubes puissants et ses textes politiques
En effet, rien n’indiquait que cette union improvisée allait faire des étincelles, ne serait-ce qu’en raison de sa composition, trop hétéroclite pour y croire. D’un côté, on trouve le producteur new-yorkais El-P, figure du rap des années 90 avec son groupe Company Flow, amateur de sons qui décoiffent et de blagues crues. De l’autre, Killer Mike, qui enchaîne les albums depuis quinze ans tout en assurant les chœurs d’Outkast, figure d’un hip-hop politique et «conscient». Deux vétérans, aujourd’hui quadragénaires, qui brûlent les planches avec Run the Jewels («Par ici la monnaie» en VF), auteurs de trois albums efficaces, et désormais d’un quatrième dans l’air du temps.
Car oui, ce RTJ4 arrive à point nommé, avec ses tubes puissants et ses textes politiques. Ainsi, quand les deux amis sortent la liasse de billets sur JU$T, c’est pour comparer la domination de Wall Street à l’esclavage («Regarde tous ces propriétaires d’esclaves qui posent sur tes dollars»). Que dire de cette inspiration sur Walking in the Snow, célébrant au départ la mémoire d’Eric Garner, autre victime de la police américaine en 2014, mais vite rattrapé par la chaude actualité. «Chaque jour, aux informations, ils vous nourrissent gratuitement de peur / Et vous, engourdis, vous regardez les flics étouffer un homme comme moi / Jusqu’à ce que ma voix passe d’un cri à un chuchotement, « Je ne peux plus respirer » / Assis sur votre canapé, devant votre télévision / votre seule action est une diatribe sur Twitter où vous parlez d’une tragédie»…
RTJ continue donc de descendre dans la rue pour combattre une classe dirigeante tyrannique, mais son indignation est plus raisonnable, maîtrisée. Elle correspond bien à ce duo de rappeurs, militants, à l’expérience probante : fatiguée mais intacte, méfiante mais non désespérée. Ainsi, l’album est truffé des sons de sirènes, de clameurs populaires, de beats assénés comme des coups de poing. Et comme l’amitié se partage, les invités de renom partagent l’affiche : DJ Premier, Pharrell Williams, Josh Homme et Mavis Staples, 2 Chainz, sans oublier la participation de Zach De La Rocha (Rage Against the Machine), régulièrement convié sur les productions de RTJ, et voix antisystème qui compte toujours. Ajoutez à cela quelques hommages indirects au hip-hop «vintage», des élans disparates (punk, rock) et modernes (électronique), un savant équilibre entre légèreté et sagesse, une musique qui frappe sans retenue, et vous avez là un album acide et musclé. Sans doute le meilleur du duo, qui arrive donc à point nommé pour soutenir l’entrain d’une Amérique plus révoltée que jamais.
Grégory Cimatti
Run the Jewel, de RTJ4. Sortie le 5 juin.