Il y a longtemps déjà, elle s’appelait Camille Berthomier, habitait Poitiers, rêvait de scène, de projecteur, d’écran géant… Son étoile, elle est allée la décrocher en traversant la Manche.
À Londres, elle s’est transformée, devenue désormais Jehnny Beth, femme à la fois forte et fragile, passionnée de sonorités «underground» et de films noirs, portant son androgynie avec force, comme Anna Calvi. Sa métamorphose s’affiche aujourd’hui partout : à la radio, où elle anime une émission hebdomadaire (Start Making Sense, Beats 1); à la télévision, sur ARTE (Echoes), qui l’introduit comme médiatrice redonnant de l’écho au rock engagé et à ses nobles agitateurs (King Krule, Beak, Life, Idles…); au cinéma, aussi, où après Un amour impossible (2018), elle figure à l’affiche du très attendu Kaamelott.
Bien sûr, chez elle, la musique reste centrale, qu’elle entretient comme un jardin secret, ou qu’elle partage sans retenue. Ce fut d’ailleurs le cas durant cinq années avec Savages, groupe 100 % féminin, punk dans l’âme, signé aux États-Unis et symbole du sexe fort quand, sur scène, elle électrisait le public avant de s’y jeter en talons aiguilles. Mais maintenir l’unité d’un collectif est aussi une croix à porter, que Jehnny Beth s’autorise ici à lâcher (un temps?), pour s’adonner aux plaisirs en solo, plus immédiats, moins calculés. Comme à l’époque où elle a quitté son confort sans le moindre sou en poche, To Love Is to Live porte en lui un paradoxe universel : d’un côté, l’affranchissement salvateur, et de l’autre, cette liberté retrouvée qui fait peur, cette sensation de ne pas savoir où l’on va une fois lancé.
Retrouver sa voix intérieure et ses origines (elle est retournée en France), célébrer son âme légère comme ses démons farouches, voilà l’objectif de l’artiste, 36 ans qui, comme dans un symbole, se met à nu sur la pochette de l’album, signée Tom Hingston (collaborateur de Massive Attack, Nick Cave, David Bowie…). Si elle pose comme une statue, modélisée en 3D, fière et éclatante, c’est pour mieux souligner que sous l’aspect rigide, son corps bouillonne d’un feu ardent.
Oui, avec Jehnny Beth, on n’est pas à un contraste près, et ce disque en est une belle illustration. Ici, le désir répond à l’aversion, la prudence côtoie l’excès, l’amour est aussi beau que cruel. Et sa voix trafiquée vers les graves rappelle, dans le même sens, la complexité de l’homme, ses pensées contradictoires, sa part d’obscurité. En somme, son imperfection.
Dans un réussi jeu de miroir, entre ombre et lumière, calme et violence, elle livre là un exaltant premier album réalisé en solo, en dehors de quelques compagnons venus la soutenir – Romy Madley Croft (The XX), Joe Talbot (Idles), Cillian Murphy (Peaky Blinders), sans oublier son partenaire, Johnny Hostile. Leurs apports garnissent un disque en forme de malle à surprises, entre rock ténébreux et échappées jazz, musique de ses débuts au lycée. C’est certain, ses attaques sont moins brutes qu’avec Savages – en dehors, peut-être, du titre I’m the Man.
Elle met ainsi de côté la guitare crasseuse et s’efforce de diversifier sa palette (électronique, piano, cordes). Mais l’urgence est toujours là, brûlante, oppressante. C’est ce mélange de sentiments à fleur de peau, et sa traduction musicale, qui fait tout l’intérêt de To Love Is to Live qui, comme son titre l’indique, n’est qu’une réponse vitale à notre finitude. Et comme la vie est courte, Jehnny Beth sort, parallèlement à ce disque, un recueil érotique (C.a.l.m). Une nouvelle corde à son arc, tendue vers un avenir qu’elle construit avec appétit.
Grégory Cimatti
Jehnny Beth, To Love Is to Live.