¡AY!, de Lucrecia Dalt. Sorti le 14 octobre. Label : RVNG Intl. Genre : expérimental.
Quand on regarde la récente discographie de Lucrecia Dalt, il n’est pas étonnant de la voir se frotter au cinéma fantastique. C’est que ses sonorités, baignées dans une électronique inquiétante, s’adaptent sans forcer aux terrains surnaturels. On l’a ainsi vue aux manettes de la bande originale de The Baby, série de HBO, où il est question d’un nourrisson maléfique.
Un peu plus tôt, en 2021, elle signait aussi celle du film The Seed, soit l’histoire d’une créature bizarre, physiquement proche de la tortue mais moins sympathique, qui tourmente le temps d’un week-end trois influenceuses.
¡AY!, troisième album signé chez RVNG Intl., label basé à Brooklyn branché avant-gardisme, porte lui aussi, à sa manière, une certaine part d’ombre et d’étrangeté.
Renouer avec ses racines colombiennes
Et s’il est également question d’invasion et d’entité extraterrestre, celles-ci sont plus personnelles, comme le précisait l’artiste, 42 ans, au magazine Pitchfork : «J’ai trouvé intéressant de mélanger une histoire de science-fiction avec le souvenir de toute la musique que j’écoutais quand j’étais enfant.» La tête dans l’espace et le futur, les pieds sur ses terres d’origine et le passé, voilà comment on pourrait définir cet ovni musical.
On replace alors le contexte : Lucrecia Dalt est née en Colombie, mais a quitté l’Amérique latine pour l’Europe il y a plus de quinze ans (elle vit désormais à Berlin). De quoi se sentir éloignée de ses racines et vouloir renouer avec elles, comme l’avait déjà montré la Péruvienne Sofia Kourtesis avec Fresia Magdalena (2021).
Mais ici, comme pour accentuer cet éloignement, l’artiste se cache derrière une entité fictive : Preta, visiteur d’une autre planète qui découvre la Terre et tente d’y donner un sens. Un concept un peu fou qui lui permet de se réapproprier sa culture sans tourner le dos à ses expérimentations.
Musicalement, les dix morceaux canalisent les échos de son enfance, à travers un amalgame de genres comme la salsa, le boléro, le mambo ou le merengue. Mais ils ne s’imposent pas avec évidence, vaguement identifiables, car baignant dans un mélange de jazz vocal et de pop baroque, voire néoclassique.
Venu d’une galaxie lointaine
Avec elle, les subtils arrangements de cuivres, de cordes et de vent se transforment en une aventure sonore en suspension. Avec elle, une conga, une clarinette, une flûte, une trompette ou une contrebasse se fondent dans des marées frémissantes de distorsion.
Reste sa voix, franche et sans fioriture, bien loin des modulations dans lesquelles elle s’était emprisonnée lors des précédentes productions. Un peu comme dans un vaudeville à la Tom Waits, Lucrecia Dalt sert de guide et emmène l’auditeur par la main dans son monde surréaliste, à l’instrumentation luxuriante, à la finesse technique, aux méditations métaphysiques. ¡AY! n’ouvre pas seulement la musique latine à de nouveaux horizons : il les habille et les habite de toute son originalité.
Au final, le disque donne souvent l’impression de venir d’une galaxie lointaine. Il est comme suspendu dans le temps et dans l’espace, donnant un petit air d’exotisme à l’infini au-dessus de nos têtes. Pas besoin, toutefois, de saisir tous les détails de l’intention pour apprécier la musique.
Une fois la surprise passée, il convient juste de s’y abandonner et de laisser Lucrecia Dalt vous chanter directement (et délicatement) au creux de l’oreille. De quoi rêver d’étoiles, d’îles imaginaires et de multiples soleils. Vu ce qui se passe en bas, on n’est pas près de redescendre.