Mais que vient-il de se passer? Et c’est quoi, ce son? Voilà, résumées rapidement, les questions qui tournent en boucle après l’écoute du premier album de Lifeguard.
À ce propos, un conseil : mieux vaut ne pas se fier à son appellation bienfaitrice car le groupe fait tout pour laisser l’auditeur désorienté et sans boussole. Il n’est pas sûr qu’il le fasse exprès, mais c’est comme si : les guitares hurlantes, les mélodies incandescentes, les paroles déconcertantes et cette propension pour le vacarme vont dans ce sens. Sans oublier ce côté vaporeux qui colle à la peau, accentué par un chant garni d’échos. On en oublierait presque que derrière le brouillard, il y a des musiciens. Et une fois levée, la surprise ne retombe pas.
On est en effet en présence d’un tout jeune trio, la vingtaine à peine entamée, la mine chafouine et le look débraillé façon Richard Hell qui, rappelons-le, s’est fait un nom avec l’album Blank Generation. Sur Bandcamp, on apprend alors qu’Asher Case, Isaac Lowenstein et Kai Slater se connaissent et font de la musique ensemble depuis qu’ils sont au lycée, «soit près d’un quart de leur vie». Que leurs premières répétitions datent de 2019 et que DIVE, premier disque autoproduit, aurait vu le jour en 2021 – il n’en reste aucune trace et le groupe n’en parle plus. Non, apparemment, ce Ripped and Torn se veut être le commencement d’une nouvelle aventure, il est vrai amorcée par deux EPs, Crowd Can Talk (2022) et Dressed in Trenches (2023), assez prometteurs.
C’est à Chicago que ce trio s’est fait les dents, au sein de la scène underground aux étonnant airs de famille. Ici, une sœur qui joue pour Horsegirl (que Phonetics On and On, sorti cette année, a mis en lumière), et là, un père qui chante chez FACS – on comprend mieux maintenant la précocité. Au sein de cette bouillante atmosphère, ce sont finalement les gamins qui laissent une trace indélébile. D’abord à travers des concerts de belle tenue (pour mémoire, ils étaient aux «Congés annulés» des Rotondes l’été dernier). Ensuite avec cet album, dont le titre (que l’on pourrait traduire par «déchiré et déchiqueté») ne cache pas ses racines punk. Matador Records, le label à l’écurie de talents pur-sang, rappelle qu’un fanzine punk écossais des années 1970, devenu référence, avait le même nom.
Youth Revolution Now!
À moins, poursuit-il, que l’influence ne vienne de Peter Laughner, leader du groupe Père Ubu, trop vite mort dans «les flammes de la bataille de ses émotions déchirées». Aussi poétique soit-il, le lien n’est pas si bête. Les deux groupes, bien que séparés de cinq décennies, partagent en effet un appétit pour le bruit, qu’ils laissent se reprendre en toile de fond, et pour l’avant-gardisme (cf. le culte The Modern Dance, 1978). À la différence près que Lifeguard est moins expérimental que son aîné, laissant diffuser dans ses chansons des mélodies accrocheuses. En un mot : pop. C’est en cela qu’il se distingue de ses premières productions, estampillées postpunk. C’est aussi en cela qu’il s’éloigne des vieux modèles comme Buzzcocks, The Jam ou Gang of Four.
Finalement, s’il fallait trouver une correspondance, elle serait bien actuelle : The Psychotic Monks, groupe également énigmatique et déconcertant de prime abord, mais cochant les mêmes cases que Lifeguard avec un rock cathartique, urgent, décalé et sauvage, à la forme jamais facile mais pas si complexe que ça non plus. Ainsi, d’un côté comme de l’autre, on apprécie l’originalité et la fraîcheur d’une musique qui affirme que sous le chaos, la beauté n’est pas loin. Une déclaration d’intention louable qui prend corps dans ce Ripped and Torn aux douze chansons tonitruantes (dont trois «interludes» grondants). Et que les vieux conservateurs, révoltés par cette frénésie sonore, se tiennent sages en découvrant le slogan du fanzine Hallogallo, lancé par Kai Slater, chanteur-guitariste du groupe : «Youth Revolution Now!».
Lifeguard – Ripped and Torn
Sorti le 6 juin
Label Matador
Genre rock