On connaît le fleurissement de la nouvelle scène jazz londonienne, considérée à juste titre (même si l’on n’oublie pas Tokyo aussi facilement) comme la meilleure au monde, actuellement. On a parlé ici de Tom Misch, Yussef Dayes, Alfa Mist, Sons of Kemet. Il n’était plus qu’une question de temps avant de mettre en lumière Oscar Jerome.
À 28 ans, le guitariste du collectif KOKOROKO, qui s’est formé autour de lui et de la trompettiste (et artiste visuelle) Sheila Maurice-Grey, a quitté le froid de Norwich depuis longtemps, appelé par les sirènes du South London créatif et inarrêtable, où il a étudié au conservatoire. Après de nombreux concerts en solo (à Londres et Paris, notamment), Oscar Jerome sort son premier album, Breathe Deep, qui s’impose immédiatement comme le représentant le plus complet de la jeune génération jazz d’outre-Manche.
Breathe Deep est un album de jazz qui demande à celui qui l’écoute de bien vouloir le suivre là où il veut l’emmener. Autrement dit, d’augmenter ou de baisser le volume quand il le faut. Les 45 minutes de l’album glissent d’un bout à l’autre avec une maîtrise exceptionnelle qui fait rager le musicien frustré caché à l’intérieur de soi, tant tout lui semble facile.
En vérité, Oscar Jerome mesure parfaitement dans ses compositions la part bouillonnante de ses idées et celle du savoir que son expérience lui a appris. Le jazz étant un art, c’est en tant que tel que le guitariste l’appréhende : en travail sérieux et en terrain de jeu tout à la fois. De la même manière, Breathe Deep est une célébration de la nouvelle scène jazz mais qui rend aussi hommage à ceux qui l’ont influencée, d’Art Blakey à Sun Ra, en passant par Fela Kuti.
En plus d’être un musicien grandiose, Oscar Jerome est un conteur hors pair : quand sa voix claire fait son entrée, c’est pour raconter une histoire. On y voit clairement la référence au poète John Keats sur le rythme «downtempo» de Coy Moon, qui a dû être inspiré par ces vers écrits il y a 150 ans, dans une lettre de Keats à son frère: «Ou la lune timide qui dans l’ondulation/Des plus blancs nuages revêtit sa beauté/Et, statique, progresse plus haut, plus haut/Telle une douce nonne apprêtée pour le jour saint.»
Mais le musicien raconte aussi les angoisses de notre époque, en particulier sur Sun for Someone, première étape de ce voyage lumineux et commentaire engagé sur le réchauffement climatique, qui cache à peine une métaphore des disparités sociales et raciales («Le soleil viendra toujours pour quelqu’un/Mais il ne brille pas pour tous»). Puis sur Your Saint, que Jerome aurait écrit à Paris après avoir vu la vie précaire des réfugiés syriens, porte de la Chapelle.
Ce premier album solo n’est cependant pas l’œuvre d’un seul homme, même s’il en est l’éminence grise. Il eût été inacceptable d’ailleurs qu’Oscar Jerome développe un tel projet sans faire appel à quelques collaborateurs de génie. Le couplet plein de rage et de désespoir du rappeur Brother Portrait donne une tout autre profondeur à Your Saint, mais ce serait oublier le saxophone incandescent qui entre progressivement pour prendre toute la place à la fin du morceau : l’œuvre de Cassie Kinoshi, sa comparse de KOKOROKO.
Ailleurs, on retrouve le pianiste d’Ezra Collective, Joe Armon-Jones (Sun for Someone, Gravitate) ou encore deux amis de Sons of Kemet, Tom Skinner (batterie) et Shabaka Hutchings (saxo). Jerome laisse à chacun son espace d’expression dans un effort égal et commun. Lorsqu’il le fait un peu moins, c’est pour Timeless, sublime ballade soul où on se laisse envelopper par la voix extraordinaire d’une autre toute fraîche révélation britannique, Lianne La Havas. Alors on enfreint la règle et on monte le son.
Valentin Maniglia