Depuis ses débuts dans le rap, à l’époque où il entrait au lycée, Denzel Curry n’a cessé de refaçonner sa musique. Retravailler constamment son art pour fuir sa zone de confort, voilà le credo du rappeur de Miami qui, ces dernières années, a su enfin se débarrasser de l’étiquette «rap underground» qui lui collait à la peau (mais dont il reste encore aujourd’hui un virtuose jamais égalé). Le mélancolique TA13OO (2018) était le feu d’artifice final de cette période «destroy»; depuis Zuu (2018), électrisante sauvagerie rendant hommage au rap de Miami, et par la grâce d’une collaboration avec le génial producteur Kenny Beats (Unlocked, en 2020, et son remix, Unlocked 1.5, en 2021), Denzel Curry a amené son style de savant fou à un autre niveau. À tout juste 27 ans, son nouvel album, Melt My Eyez See Your Future, est ce que d’aucuns appelleraient stupidement «l’album de la maturité»; s’il s’agit là de son album le plus accessible, accompagné et soutenu par la crème de la crème du rap américain, le rappeur continue d’aller à l’encontre des conventions, laissant de côté son côté punk survolté et limitant au maximum les «bangers» (qui sont pourtant légion dans sa carrière).
En début d’album, il y a sa pierre angulaire : Walkin, un exposé de près de cinq minutes durant lesquelles Denzel Curry pose les bases de ce nouveau projet. Emmené par une voix féminine évoquant le chant des sirènes de L’Odyssée, il évoque à travers un flow relaxé les difficultés de la vie et affirme rester «en contact avec (son) âme». Dans son clip, éblouissant, il apparaît vêtu en cow-boy du futur, traversant une favela désertique à mi-chemin entre le décor de western et celui d’un film post-apocalyptique. Dans cette vie, il n’y a que «moi, moi-même et je, et aussi mon revolver», affirme-t-il plus tard dans John Wayne, où il poursuit le parallèle cinématographique pour se présenter sous une lumière plus intime.
Dans son album le plus accessible, le rappeur de Miami continue d’aller à l’encontre des conventions
Si cet album tout entier est un acte introspectif et méditatif, avec un Denzel Curry qui impose l’image d’un rappeur solitaire, la liste des producteurs et invités est la plus longue, la plus prestigieuse et la plus surprenante de sa riche carrière. Alors que le rap est généralement une affaire de clans et de collaborations logiques, cet album embarque des noms venus de tous horizons, des copains rappeurs ou producteurs Slowthai (l’énergique mélange de rap et de drum’n’bass Zatoichi), JPEGMafia (l’expérimental John Wayne) et Kenny Beats (l’ardent Troubles, avec T-Pain comme invité) aux vétérans Boi 1-da, Dot da Genius, DJ Khalil ou A-Trak, en passant par les patrons du jazz-rap Robert Glasper, Thundercat et Karriem Riggins. En résulte forcément un album composite, mais qui garde comme fil rouge des sonorités douces, souvent proches du jazz, voire du blues, sur lesquelles Denzel Curry pose une voix qui intériorise ses pensées, là où, souvent par le passé, elle faisait éclater ses sentiments par le hurlement.
Le titre de l’album est significatif : Denzel Curry fait «fondre» ses yeux, miroir de l’âme, pour révéler ce qu’il y a derrière, dans sa tête et dans son être, sans intermédiaire réfléchissant. Lui qui est tombé tôt dans les substances psychotropes, puis qui a souffert de dépressions nerveuses, se sent aujourd’hui libre; l’acte de faire fondre ses yeux, qu’il évoque dans plusieurs titres, est une métaphore la puissance purificatrice des larmes. Étrangement, The Last, le seul véritable «banger» de l’album, qu’il porte seul, est le plus politique et le plus désespéré des titres de l’album : il y aborde les questions raciales avec un refrain tragique («Chaque jour peut être notre dernier jour»), conscient que les beaux discours qui ont fleuri un peu partout après Black Lives Matter participent d’une société du spectacle douée pour détourner l’attention des prochaines victimes. Chez Denzel Curry, le paradoxe est une figure de style.
Denzel Curry « Melt My Eyez See Your Future »
Sorti le 24 mars
Label PH / Loma Vista
Genre rap