Il semble toujours avoir été là, traînant son spleen, sa gueule à la Johnny Rotten et sa grande carcasse décharnée dans les méandres de l’underground musical et des bas-fonds londoniens depuis de nombreuses années.
Comme l’induit son patronyme, il s’est fait roi des indigents, la couronne cabossée par des nuits sans fin, le trône renversé sur le trottoir, témoin de ses ivresses et de ses perditions. Un monarque de l’ombre. Son statut, il ne le doit à aucun héritage. Le garçon s’est fait tout seul, depuis qu’il a décidé de prendre une guitare en main à l’âge de 14 ans.
Si Archy Marshall est son vrai nom, sa précocité évidente l’a conduit à enfiler de multiples parures, plus ou moins saillantes. Il était alors Zoo Kid, DJ JD Sports, Edgar the Beatmaker, des appellations comme la preuve de plusieurs existences désormais révolues. En effet, deux albums scelleront définitivement le surnom de King Krule : d’abord 6 Feet Beneath the Moon (2013), sur lequel on pouvait entendre la rage d’un gamin énervé par l’Angleterre 2.0, par les aléas de la post-adolescence, comme par sa condition de gosse dépressif. Ensuite, The Ooz (2017), album en déambulation entre trip-hop, jazz et R’nB sur lequel il poursuivait, la lampe fixée au front, sa descente vers les profondeurs, celles de son âme, son mal-être, sa bipolarité.
Un disque complexe, d’une richesse folle, passant du calme à la tempête, de la rage à la douceur, qui confirmait, outre le talent certain du jeune homme, un style à part, à rebours de ceux qui alimentent l’industrie musicale : il y a cette voix qui traîne, mâchonnant lentement des paroles graves, murmurées en écho lointain, comme si un esprit tourmenteur venait alors hanter les vivants. Il y a aussi cette musique, fragile, évanescente, à la couleur indéfinissable, tantôt jazz, tantôt blues, mais toujours appuyée par une guitare lascive, aux accords délavés, entrecoupée ici et là par des bruits de la ville, la sonnerie d’un répondeur. Soufflez dessus, il n’en restera plus rien…
Il a refusé récemment une collaboration avec Kanye West
C’est un fait, mais Archy Marshall n’en a cure du succès, des élans carriéristes, de la mode, de la hype – il a refusé récemment une collaboration avec Kanye West. Sa réputation, il ne la doit qu’à lui seul, sa poésie, son sens de l’observation, sa tendresse aussi, pour ses semblables, les oubliés, les boiteux, les philosophes urbains, les camarades de boisson, les prolétaires sans voix. Une disposition que l’on retrouve sur les quatorze chansons (pour quelque 40 minutes d’écoute) réunies sur ce troisième album sacré.
Man Alive! – qui pourrait se traduire par «doux Jésus» – porte dans cette simple exclamation tout l’étonnement d’Archy Marshall devant le monde qui l’entoure : celui, de dégoût, devant l’affirmation du Brexit, de la société de surconsommation, du réchauffement climatique. De ce parfum évident d’apocalypse accentué par l’aveuglement d’une poignée de nantis au détriment d’une masse ignorée. Sa musique sent le béton, la fumée de la pollution, l’odeur rance des bars crasseux, la vie à ras du bitume. Et quand la voix lui manque, il laisse le saxophone de son ami et collaborateur argentin Ignacio Salvadores prendre le relais.
Mais sa stupeur tient aussi de l’émerveillement quand, au beau milieu de l’enregistrement, il est devenu papa d’une petite fille. «Tu es mon tout / Vous me faites sentir bien (…) et vous êtes la seule chose qui donne de la valeur à la vie. Je pensais que j’avais tout, mais ça ne vaut pas», chante-t-il ainsi sur Perfecto Miserable. Tantôt brûlant sur un bûcher de ses propres tourments, comme sur la vidéo de Don’t Let The Dragon, Draag On, tantôt cherchant un nouveau soleil, apaisé et plein d’espoir à venir, King Krule est un équilibriste qui avance sur un fil tenu. Man Alive! est ainsi à voir comme une balade en eaux troubles que le jeune magicien, 25 ans, sait transformer en fontaines exquises, hésitant toujours entre trouver une rive où accoster… ou se noyer définitivement, corps et âme.
Grégory Cimatti