Plusieurs décennies après l’explosion de la «French Touch», emmenée par Daft Punk, certaines figures féminines de la pop «à la française» se font aujourd’hui un nom auprès du public anglo-saxon, pourtant exigeant et plutôt bien servi par ses artistes du cru.
Évidemment, en tête de cortège, on trouve des mastodontes comme Christine and the Queens (devenue «Chris»), Aloïse Sauvage, Suzane ou Jain. Un autre groupe, qui s’agite depuis 2013 dans les soubassements de l’industrie musicale, s’y impose aussi avec élégance. Au point que la presse musicale, surtout en Angleterre, s’étonne que le phénomène n’ait pas autant de résonnance dans l’Hexagone. Le monde à l’envers!
Avec un nom d’éternelle débutante et un chant exclusivement dans la langue de Molière, Juniore a toutefois trouvé une formule qui fait mouche pour séduire au-delà de la Manche. Son arme ? Un amour farouche pour les «sixties» et une musique qui ramène aux esprits du «Swinging London», si cher aux Britanniques, toujours habités par les fantômes des Beatles et des Kinks. Des Parisiens qui s’amusent donc à jouer avec le temps et l’Histoire, en équilibre entre la nostalgie d’une époque jamais connue – celle des scopitones, des moteurs à deux temps et des voyages sur la Lune – et un univers clairement contemporain.
Une invitation à se jeter à l’eau
Des présentations plus claires s’imposent tout de même : remarqué avec plusieurs singles et un premier album, Ouh là là (2017), Juniore a pu compter jusqu’à sept membres. Aujourd’hui, il s’est recentré en trio. Anna Jean officie à la guitare, aux claviers et au chant, son alter ego Samy Osta à la production (et à tous les instruments qui lui tombent sous la main) et Swanny Elzingre à la batterie. La première, leader naturelle, n’est autre que la fille de l’écrivain J. M. G. Le Clézio (Nobel de littérature en 2008). Quant au second, on lui doit le son des groupes français ayant marqué la dernière décennie (La Femme, Feu!, Chatterton). Bref, un CV qui cause.
Voilà donc le collectif réduit à dévoiler son second disque, intitulé sobrement Un, Deux, Trois, appellation qui ramène autant à l’effectif du groupe qu’à un décompte invitant à prendre son élan et, qui sait, à se jeter à l’eau. On se lance, donc, la tête la première et les oreilles aux aguets sur onze titres de belle facture, situés à mi-chemin entre pop et surf-rock – à tendance psychédélique – digne des années 1960, moins abrasif, certes, que L’Épée, autre belle sensation française de 2019.
Un culte voué à toute une (riche) époque qui est né dans les paysages arides du Mexique, quand Anna Jean suivait son père, alors romancier sans attache. Un exil qui a également joué sur son imagination, la jeune femme concoctant des histoires propres aux films de genre (horreur, science-fiction, western), peuplées de filles, de fantômes, de villes et de voitures. Derrière, on entend des guitares ultra réverbérées auxquelles répondent des harmonies pleines de spleen et de rythmes.
Oui, la musique de Juniore est cinématographique – la formation a laissé son empreinte sur les séries Killing Eve et Good Girls. Atmosphères denses, mélodies immersives, psychédélisme brumeux ou encore orchestration luxuriante… Le groupe se sent autant lié à l’esthétique du grand écran qu’il se trouve à l’aise dans les rainures du vinyle. Même dans les textes, cette orientation est sensible. Si dans les salles obscures, l’imagerie des zombies évoque la guerre, comme celle des vampires la famine, les paroles d’Anna Jean épousent la même analogie : jouer du réel et de sujets sérieux pour en faire une synthèse fantaisiste.
Autant dire que ce «yéyé noir», tout en swing et en slow, dynamique et séducteur, est plus proche de l’ironie d’un Jacques Dutronc ou de la mélancolie d’une Françoise que de l’innocence à la Sheila. Et le chant, ou plutôt la narration de la front woman, tout en nuances d’intonations, ajoute une couche à cette ambiance crépusculaire. D’autres figures passées (Brigitte Bardot, Anna Karina, Devo et The B-52’s) se côtoient sur ce disque aux élans aériens. Oui, rien de tel que de prendre de la hauteur pour parler d’un monde qui ne tourne pas rond.
Grégory Cimatti