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[Album de la semaine] «Janky Star» de Grace Ives, petite étoile devenue grande


Grace Ives met un point d’honneur à enrichir sa musique sans se compromettre dans les schémas «mainstream» de la pop. (photo DR)

Grace Ives pourrait d’abord simplement se définir à travers son habileté à mettre la concision au profit de sa musique. Avec dix chansons pour une durée de 27 minutes, Janky Star, son nouvel album (que l’on peut traduire approximativement par «étoile défaillante»), est tout bonnement son projet le plus long. Ce qui ne signifie pas que la musicienne cherche à s’étendre et rentrer dans les clous. Au contraire : depuis ses débuts en 2016, avec l’EP really hot, la jeune femme de Brooklyn met un point d’honneur à enrichir et diversifier sa musique sans se compromettre dans les schémas «mainstream» de la pop, où s’enchaînent couplets et refrains.

Et elle garde le cap, car s’il y a bien une chose que Grace Ives trompe systématiquement, c’est l’ennui. Même lorsqu’elle le chante sur ce nouvel album, la contrepartie musicale, elle, ne tient jamais en place, qu’elle prenne la forme d’une célébration aux accents de RnB syncopés (Lazy Day) ou qu’elle évoque des couchers de soleil californiens de cartes postales, pendant que la voix tendre de la chanteuse fait valoir son amour et son besoin de rester cloîtrée à la maison (Lullaby). Par le passé, elle avait repris à son compte des comptines pour enfants (4 Future Babes, 2018) et avait créé ses propres sonneries de téléphone (RINGTONES!! vol. 1, 2017). À réécouter cela aujourd’hui, il est évident que, bien que le son se soit affiné et le style étoffé, Grace Ives n’a jamais dévié de son chemin, celui de se créer une bulle artistique bariolée et joyeuse, unique mais accessible à tous, et dans laquelle on ne permet aucun tabou.

Avec Janky Star, Grace Ives parvient à la quintessence de son art «lo-fi», toujours dans une optique «DIY» : elle compose, joue, produit et mixe seule, bien qu’avec ce disque, elle signe sur True Panther, label farouchement indépendant basé à quelques pâtés de maisons de chez elle et qui compte dans son «roster» des noms comme Slowthai, King Krule ou Shlohmo.

Pas le temps de niaiser pour la New-Yorkaise : l’album file à grande vitesse, avec des morceaux qui se coupent abruptement. Deux à trois minutes, c’est tout ce dont Grace Ives a besoin pour se raconter. «Voici la seule partie de moi que je te laisserai voir», chante-t-elle ici (Burn Bridges). Une petite partie qui est déjà beaucoup. Ses angoisses restent hors cadre, tout au plus fait-elle ici ou là de furtives allusions à des addictions passées : dans l’ouverture par exemple, Isn’t It Lovely («Je me réveille à côté de toi / Appelle ça un miracle / Je ne suis jamais morte l’un de ces soirs-là»), ou dans le très joli Lazy Day («Je suis devenue accro à la douleur et à la guérison»). Pour le reste, elle se fait la voix d’une génération pour qui se chercher partage une frontière très fine avec la perdition, tout en faisant usage des mots avec parcimonie.

Musicalement, elle passe d’un album (2nd) entièrement composé avec sa console de prédilection à un disque ultrariche en détails. Grace Ives coupe son chant doux et subtilement accompagné pour aller dans le dur de la pop (Isn’t It Lovely), multiplie les références – Nicki Minaj et la série Twin Peaks cohabitent dans Shelly, elle capte la «vibe» de Lorde sur Angel of Business, fait un clin d’œil au Fashion de David Bowie dans la mélodie de Lazy Day, avant de partir vers un «trip» à la Kate Bush – et est généreuse en petits détails de programmation avec, en point d’orgue, le «glitch» qu’elle glisse dans l’immense Loose et son puissant refrain. Il y a certes des reines de la pop, mais Gracie Ives n’a ni la prétention ni l’envie d’être de celles-là; si, en revanche, on veut avoir une idée du son pop du futur, c’est vers elle qu’il faut tourner son regard.