C’est la belle gueule de cette nouvelle année, tout droit sortie d’un film des années 50 : un regard amoureux sous des cheveux collés à la gomina, Aaron Frazer apprécie le vintage jusqu’à le démontrer en paradant, chemise ouverte au vent, au volant d’une vieille Cadillac.
D’emblée, on se dit que le garçon célèbre le rock’n’roll à l’ancienne, jouant des hanches après s’être enfilé un milk-shake. Mais avec lui, mieux vaut ne pas se précipiter. En effet, son vrai truc, c’est la soul, celle qui anime les deux décennies suivantes, érigeant des légendes aux noms qui claquent et à la musique faisant fondre les cœurs chagrins : Marvin Gaye, Al Green, Curtis Mayfield, Smokey Robinson…
En intitulant son premier disque Introducing…, cette bouille charmeuse joue la carte de l’honnêteté : oui, on est bien ici en présence de son premier album en son nom, mais ce serait une sérieuse erreur de le considérer, parallèlement, comme un «rookie». Au cœur d’une scène qui foisonne de talents (Monophonics, Black Pumas, Lee Fields & The Expressions…), Aaron Frazer s’est en effet tissé un réseau qui compte, et ce, bien avant d’avoir pu s’exprimer comme un grand. On le retrouve aussi, à l’ombre des projecteurs, derrière la batterie d’une autre formation qui confirme que la soul «old school» a de beaux jours devant elle : Durand Jones and the Indications.
Spontanéité et sincérité
Mieux, si l’on sort la loupe et que l’on regarde les crédits des morceaux figurant sur les deux productions existantes du groupe – dont le réussi American Love Call en 2019 –, on remarque qu’il ne s’est pas contenté de taper sur ses tomes. En effet, il a non seulement écrit ou cosigné presque tous les titres, mais il a également assuré les voix (lorsque le fameux Durand Jones n’était pas présent). Preuve supplémentaire, cet unique essai où il garde toute la lumière pour lui : Is It Any Wonder? (2016). Ajoutez à cela une propension à s’amuser avec toutes sortes d’instruments et à toucher à tous les boutons de la console, et l’on comprend mieux pourquoi cet effort en solo allait vite devenir une évidence.
Histoire de donner encore plus de poids à cette affirmation, c’est du côté de Nashville qu’Aaron Frazer a choisi d’enregistrer son disque, célébrant son baptême du feu en compagnie d’un vieux briscard de la scène blues-rock : Dan Auerbach, moitié des Black Keys. Ensemble, dans une connexion quasi naturelle, ils vont concocter douze chansons, dont la spontanéité et la sincérité les rendent vite indispensables. Non, Introducing… n’a pas l’intention de révolutionner le genre, mais plutôt de l’embrasser dans toutes ses singularités, d’en relever les détails séduisants, d’en souligner l’énergie comme la mélancolie à fleur de peau.
À l’aise dans le gospel, le doo-wop, le R’n’B…
Dans le registre, le garçon se montre très adroit, aussi bien, donc, sur les ballades langoureuses que sur les rythmes funk plus «groovy». C’est que son falsetto impressionne, semblant calibré pour n’importe quel type d’humeur. Dans cette étonnante collection de singles, parfois, l’apport de Dan Auerbach saute à l’oreille avec netteté (Can’t Leave It Alone), mais l’emprunt forcé reste rare. On a au contraire, ici, une réunion de petites pépites qui pourrait se définir, sans mauvais esprit, comme «la soul expliquée aux nuls».
Oui, tout y est : une batterie discrète mais croustillante, des guitares légères, des chœurs aériens, et parfois des ajouts bien sentis qui font toute la différence (comme cette petite flûte sur Bad News). Devant toute cette joyeuse orchestration, Aaron Frazer, crooner à la voix de fausset, s’acquitte de sa tâche avec la confiance et l’assurance d’un chevronné, à l’aise aussi bien dans le gospel, le doo-wop, le R’n’B…
Au final, alors que l’immobilisme et la grisaille tapent sur le système, le gracieux Introducing… sauve les apparences et apporte une touche de soleil bienvenue grâce à ses mélodies imparables. De quoi se demander si Aaron Frazer aura l’envie, un jour, de retourner derrière sa batterie et à son statut d’auxiliaire. Quoi qu’il en soit, voici une belle lettre d’amour adressée à la soul et à ses dignes représentants. Au point de regretter que son auteur soit quelqu’un de si fidèle.
Grégory Cimatti
Introducing…, d’Aaron Frazer. Sorti le 8 janvier chez Dead Oceans.