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[Album de la semaine] Il Quadro di Troisi, poésie(s) des temps actuels


(photo DR)

Cette semaine, Le Quotidien a choisi d’écouter le dernier album de Il Quadro di Troisi intitulé La Commedia, sorti le 29 mars sur le Label Raster.

Dans un monde plongé en pleine incertitude pandémique, la naissance inattendue de Il Quadro di Troisi a été comme un rayon d’espoir et de beauté tout à la fois. Trois ans et demi déjà nous séparent du premier album éponyme du groupe formé autour de Donato Dozzy, pionnier transalpin de la «deep techno», et de la musicienne Eva Geist : une gemme pop intense et magnétique, où l’écho de la voix de la chanteuse ricoche contre des synthétiseurs faisant un détour par le kitsch des années 1980 pour parfaire son élégance dépouillée. Les fondements house de Beata, les scintillements de Raggio verde ou la mélancolie d’Intenzioni – toutes mises en voix par Eva Geist, sublime de douceur fantomatique – faisaient état d’une identité résolument italienne. Ses modèles sont les sorciers pop de la péninsule (Franco Battiato, Lucio Battisti, Lucio Dalla, Pino Daniele…) et son nom est lié au grand acteur napolitain Massimo Troisi, surnommé «le Polichinelle sans masque».

À juste titre, donc, leur deuxième album s’intitule La Commedia. Et Il Quadro di Troisi de poursuivre, en profondeur, l’héritage de la tradition pop des «cantautori» et savants fous de la musique électronique, tandis que plane sur nos têtes non plus la menace d’un virus, mais l’ombre d’une guerre généralisée. «Selon moi, le mot-clé du moment que l’on est en train de vivre, aussi bien musicalement qu’en général, est « crise ». Et l’on peut décider de bien sortir d’une crise. Notre disque est une invitation à aller vers la lumière», analysait ces jours-ci Eva Geist pour le site Billboard Italia. Une narration entamée en 2020 et qui se poursuit dans un visuel progressant en couleurs, comme prolongement du noir et blanc photographique et élégant du premier disque.

Musicalement, La Commedia s’épaissit de manière notable, quoique toujours plus extraterrestre : du vide émerge un synthé modulaire qui sonne comme une version ralentie du tube d’Al Bano et de Romina Power Felicità (Il profeto). Quand elle apparaît, la voix d’Eva Geist transcende l’écho; la marque de leur esthétique «alien» est reléguée pour cet album au second plan, signe d’un enracinement plus profond dans la pop traditionnelle. La chanteuse, musicienne et, désormais, compositrice l’affirme, avec force, avec La notte, La verità ou encore L’alieno. C’est a cappella, et sans effets, qu’elle démarre La prima volta, et tient la dragée haute à la densité quasi orchestrale de la partie instrumentale; elle se glisse avec la même aisance dans les accents «soft rock» de Lo smeraldo sotto zero.

Tout change, tout évolue, rien ne reste pareil

Cette Commedia est plus fournie, plus exigeante aussi, que son prédécesseur, mais elle profite du même raffinement. Comme le premier album avait ses morceaux symboliques, celui-ci a son titre-manifeste, I buchi neri, où la trap et le funk se confondent jusqu’à rendre leur acidité imperceptible, tandis que le chant, solide en opposition, s’élève avec légèreté, perçant à jour la vérité des trous noirs en question. Un symbole évident de l’unité musicale du groupe et du sens de ce nouvel et (encore) somptueux effort.

Donato Scaramuzzi et Andrea Noce, de leur vrai nom, brodent ainsi dix nouveaux titres, outrepassant les frontières – certes poreuses – qui enfermaient le premier disque dans un cocon minimaliste. «Tout change, tout évolue, rien ne reste pareil» : voilà la nouvelle devise de Il Quadro di Troisi, qui s’est transformé en trio avec l’addition de Pietro Micioni. Producteur phare de l’italo disco (Gazebo, Tullio De Piscopo, Mike Francis), Micioni épaule le groupe depuis ses débuts à la production, aux instruments et sur scène. Son intronisation comme membre permanent, présent à chaque étape de la création, fait pop : ce nouvel équilibre bouleverse les règles de l’entité et invite du monde à la fête, qui a vécu les bouleversements musicaux dans lesquels Il Quadro di Troisi puise son ADN, de la pionnière de la musique électronique Suzanne Ciani à Francesco Messina, collaborateur historique de Franco Battiato. Il est «temps de voyager dans le temps», dit le groupe (dans La terra), invitant dans sa bulle où l’espace-temps est brouillé, à la fois d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Il Quadro di Troisi a moins de fougue à changer la face de la pop italienne qu’un Andrea Laszlo De Simone; avec La Commedia, Dozzy, Geist et Micioni n’en prouvent pas moins être les héritiers légitimes de tout un pan avant-gardiste (et antiélitiste) du «cantautorato».