Par le passé, Fiona Apple a souvent dit tout haut ce qu’elle pensait tout bas. Un réflexe chez elle, une forme d’honnêteté surtout, un côté bavard aussi, qui l’a accompagné tout au long de sa carrière aux multiples rebondissements.
Celle-ci commença il y a plus de deux décennies avec Tidal (1996), album encensé qui lui permis d’évoquer le viol dont elle avait été victime à l’âge de 12 ans, suivi d’une remarquée mise en lumière aux Grammy où elle balançait devant une industrie musicale qui aime que rien ne déborde : «This world is bullshit.»
Le suivant, au titre qui n’en finit pas, donnera du grain à moudre aux critiques qui l’accuseront d’arrogance, et le troisième, lui, sera carrément refusé pas son label (Sony), arguant qu’il n’était pas «commercialement viable» – il «fuitera» tout de même sur Internet. Ça en fait quand même beaucoup, au point qu’on en oublierait presque The Idler Wheel (2012), qui portait pourtant en lui de belles promesses, celles qui papillonnent aujourd’hui en ce printemps naissant. Une éclosion. Non, mieux : une explosion.
Fetch the Bolt Cutters (soit «rapportez le coupe-boulons» en français), cinquième offrande, donc, porte dans son titre même les anciennes et profondes blessures qui ne cicatrisent jamais, mais contre lesquelles il faut faire face. La phrase, extraite d’un épisode de la série policière The Fall, est en effet lâchée par une enquêtrice qui, dans une scène, demande un coupe-boulons pour libérer une femme victime de viol et séquestrée.
Une libération que s’approprie ici Fiona Apple et, à travers la métaphore, elle extériorise ses propres démons, trop longtemps contenus, dans un profond désir d’émancipation, de lâcher-prise, cette envie de tout mettre sur la table. Le sujet est donc lourd, parle de la mort, des cicatrices du passé et surtout des abus masculins. Huit ans de silence, ça valait bien un tel cri, expiatoire, probablement conforté par la vague #MeToo. Mais le ton, lui, détonne, à la fois brut et sculpté, porté par une voix tranchante qui sait s’adoucir au contact des chœurs enjôleurs. Sans oublier ces petites touches d’humour et d’ironie. Oui, l’auditeur est ici en plongée avec elle, chez elle même puisque l’album a été enregistré à sa maison de Venice Beach avec les musiciens Amy Aileen Wood, Sebastian Steinberg et Davíd Garza.
Un confinement volontaire qui s’entend d’ailleurs distinctement. Fetch the Bolt Cutters semble en effet articulé autour des murmures quotidiens. On y entend le jappement de ses chiens, son souffle, les bruits ambiants, des chuchotements, des blagues… Et toute cette douce agitation est enveloppée de son fidèle piano, agitée par des percussions de fortune (comme des casseroles), soulevée du sol par des claquements de mains, des chants.
En somme, la salve d’un esprit libre et d’un corps solaire qui, au terme de 13 titres, arrive – et c’est une gageure – à être cohérente dans le chaos, charmeuse mais déjouant les contraintes pop.
Point de mélodie insignifiante ni de refrain sucré, mais un élan peu orthodoxe, surprenant car exempt de toute attente. On pense alors à d’autres amateurs de turbulences sonores, comme Joni Mitchell, Yoko Ono, Tom Waits ou Kate Bush, mais pour faire dans le plus récent, ce Fetch the Bolt Cutters ramène plutôt au travail de Merrill Garbus (Tune-Yards) pour les chœurs et l’appétit pour le percussif, et à celui de Cate Le Bon pour cette science des accidents maîtrisés.
Au milieu de tout ça, Fiona Apple, 42 ans aujourd’hui, prouve que la patience et l’audace paient, au point même de charmer le site de référence Pitchfork qui attribue – et c’est une première – sa note maximale à une artiste. Pas sûr que l’intéressée s’en félicite, elle qui clame comme un mantra «Blast the music ! Bang it, bite it, bruise it !» («Dynamitez la musique ! Frappez-la, mordez-la, écrasez-la !»). Sa démonstration en est, en tout cas, réjouissante.
Grégory Cimatti
Fetch the Bolt Cutters, de Fiona Apple