Les cinq années qui nous séparent de Lost & Found ont semblé être une éternité. Mais puisque Jorja Smith affiche d’aussi bonnes raisons pour justifier sa rareté – une condition choisie qui, en soi, la rend un peu plus spéciale –, on ne peut lui en tenir rigueur.
La célébrité, quand elle apparaît soudainement et à un âge encore jeune, peut être un poids avec lequel il est difficile de lutter. Propulsée sur le devant de la scène à 19 ans, dans la foulée de l’apparition de ses deux premiers singles, Blue Lights et Where Did I Go ?, sur sa page SoundCloud, Jorja Smith doit en partie à Drake son statut de phénomène R’n’B révélé au monde sur la mixtape More Life (2017) du Torontois. Elle prend toutefois les rênes en main dès 2018, avec la sortie de son premier album.
Un retour aux sources géographique et thématique, comme une fenêtre ouverte sur son intimité
Pour aussi sublimes et novateurs qu’ils soient, les douze titres de Lost & Found avaient pour dénominateur commun surtout de présenter l’étendue de l’univers musical et les facultés vocales exceptionnelles de la jeune artiste, par l’intermédiaire de paroles conscientes. Les cinq années suivantes se sont cristallisées dans son seul projet de consistance, l’EP Be Right Back (2021), qu’elle a défini comme «l‘antichambre» de son album à venir, Falling or Flying. On y entend l’affirmation d’un mélange de jazz et de R’n’B aussi dépouillé qu’inspiré, aux antipodes des singles remuants qu’elle a continué de publier ponctuellement.
Le premier coup d’éclat de Jorja Smith s’est ainsi immédiatement suivi d’un refus des règles de la «pop life» – ce sont elles, après tout, qui ont tué son idole, Amy Winehouse. Et d’en conclure : «There’s no place like home.» Exit Londres, après plusieurs confinements, elle s’installe à Walsall, le bourg de l’ouest de l’Angleterre qui l’a vue naître et grandir la majeure partie de ses 26 dernières années. Où elle écrit et enregistre Falling or Flying, un album à la personnalité double, forcément. Mais pas schizophrène pour autant.
Le retour aux sources, plus que géographique, est aussi thématique : Jorja Smith ouvre une fenêtre sur son intimité, évoque ses proches, ses amours passées ou sa propre ville, analyse la nature et l’évolution de ses liens affectifs. C’est avant tout un portrait d’elle et des effets de la célébrité qui se peint naturellement au fil de ces 44 minutes. Il se concrétise dans une unique et ultime confession à la poésie nue, le «closer» What If My Heart Beats Faster ?. Un portrait à deux couleurs, mais qui affiche une binarité trompeuse : si Lost & Found était une quête, Falling or Flying creuse la tension entre sa vulnérabilité et l’affirmation de sa force.
En musique, ce sont ainsi trois magicien(ne)s qui se partagent le travail : le producteur londonien P2J (collaborateur des rappeurs Dave et Stormzy, la fine fleur du rap UK, mais aussi de Beyoncé) et le duo féminin DameDame*, des locales de Walsall et amies d’adolescence de Jorja Smith. C’est à ces dernières qu’est confiée la première moitié de l’album qui, entre la house de Little Things, le dancehall de Feelings et le pop-rock à la The Kooks de GO GO GO, témoigne d’une énergie créatrice remarquable (inutile de préciser qu’à peine découvertes, elles s’imposent d’emblée comme de grandes productrices).
À mi-album, Greatest Gift, une ballade reggae rehaussée par des chœurs d’église (que Jorja Smith chante avec l’artiste jamaïcaine Lila Iké), cache un invisible «B2B» entre DameDame* et P2J : c’est le seul morceau pour lequel les deux parties ont collaboré. La place sera ensuite laissée au Londonien. Avec une pirouette : le producteur rap fait le moins possible usage de la boîte à rythmes (ou de façon inhabituelle, comme sur Broken Is the Man). Il crée sur mesure des paysages sonores éthérés et amples, au-dessus desquels la voix de Jorja Smith, qui abandonne les gammes vocales aiguës, vole plus qu’elle ne tombe. On ne peut que se laisser embarquer sur ses ailes.