Kilynn Lunsford
Promiscuous Genes
Sorti le 16 mai
Label Feel It
Genre rock / post-punk
D’après sa biographie trouvée sur la plateforme Bandcamp, Kilynn Lunsford est «musicienne, artiste, et organisatrice syndicale» dans le domaine de la santé. Un CV à la hauteur de sa position avant-gardiste, qu’elle maintient depuis plus de vingt ans sans bouger d’un iota, jonglant entre différents projets postpunk, noise ou expérimentaux, quand elle n’expose pas ses photos et collages dans des galeries d’art internationales.
Eut-elle vécu cinquante ans plus tôt, aucun doute que Kilynn Lunsford aurait fait sensation au CBGB, au Palladium ou chez Max’s Kansas City, places fortes de la scène punk new-yorkaise à la fin des seventies. La silhouette élancée, le regard faussement vide souligné par un maquillage noir qui agrandit ses yeux, la frange invariablement droite, qu’elle arbore un carré court ou qu’elle laisse ses cheveux longs tomber de ses épaules : la native de Philadelphie ressemble à un croisement entre Patti Smith, Lou Reed et le Dr Frank-N-Furter, le personnage mythique du Rocky Horror Picture Show, mi-savant fou mi-drag queen. Et la définition sied tout aussi bien à sa musique hybride et pour le moins surréaliste.
Après un premier album solo surprenant, Custodians of Human Succession (2022), que l’on pourrait définir par l’expression «post-punk de chambre», tant on y attrape au vol des gimmicks pop, electro ou new wave, Kilynn Lunsford continue de creuser la même veine avec Promiscuous Genes.
Pour preuve, les «oh-oh-oh» ronds et moelleux qui introduisent le disque, vite fondus dans une mer d’accords dissonants (Nice Quiet Horror Show). De la même manière, cet album sera pop (un peu) et bizarre (beaucoup), éclectique et homogène à la fois. On devine à quel point le concept de «collage» célébré par l’artiste sert aussi de méthode à la confection de ses chansons, dont le leitmotiv de base est à trouver dans les boucles de synthétiseur, hypnotiques et ténébreuses, et les lignes de basse psalmodiques.
Couplées à la poésie électrique des paroles, on y voit un parallèle évident avec Talking Heads, autre nid d’artistes-activistes post-punk. Mais aussi, à mieux l’écouter, avec la frénésie gothique de The Birthday Party et le goût pour le «chant parlé» de son leader, Nick Cave, les motifs industriels à la Tom Waits, l’énergie «power pop» d’Elvis Costello…
Difficile de dire si Promiscuous Genes est de ces œuvres dont il faut gratter le vernis pour en découvrir le sens profond ou si, à l’inverse, son filtre «destroy» doit être appréhendé sous une perspective pop (donc accessible au plus grand nombre). En accord, finalement, avec la posture d’une artiste qui fait mine de débarquer d’une autre époque (voire d’une autre planète) tout en étant parfaitement lucide sur la sienne.
Une évidence : You Never Give Me Your Money, l’un des morceaux de bravoure de Paul McCartney sur la face B d’Abbey Road (1969), est transfiguré dans la reprise de Kilynn Lunsford, déformé à l’extrême sous les grondements industriels, et chanté non plus comme une ballade ironique mais comme une comptine «no wave» où la voix, grésillante, est noyée sous les échos. Et Lunsford d’enchaîner sur le même mode musical (Lillybilly) en déformant le reflet du morceau précédent, assénant ici comme un slogan : «Cash is trash!»
C’est encore dans l’idée du «cadavre exquis» (une invention des surréalistes) qu’elle entreprend une autre «cover» (Maisie), un blues gothique rythmé par des bruits de couteaux qui s’entrechoquent. Some Mothers Do, qui lui fait suite, est le brûlot féministe de l’album, au refrain cryptique, mais pas moins incendiaire, sur jeu de questions-réponses endiablé entre un rythme militaire et des pincements désaccordés, similaire à ce que l’on peut entendre sur… Maisie, la version originale de Syd Barrett, en 1970.
Ce qui impressionne le plus, chez Kilynn Lunsford, c’est l’amusement manifeste qu’elle puise dans le processus de création, tout en incarnant très sérieusement un commentaire politique à elle seule. Elle étrille les Disney Girls (encore une reprise!) sur des coups de sifflet, invite au repas sur des incantations sataniques (Let’s Eat), pousse à fond son côté «heavy rock» sur des paroles claustrophobes (Gateway to Hell).
Quand elle se fait plus douce – avec une «jangle pop» que n’auraient pas renié le Velvet Underground et R.E.M. des premières années –, c’est pour parler de notre «monde bâillonné» (Gagged World) ou du «rêve le plus triste» (Saddest of Dreams). En fin de compte, ce qu’il y a de plus terrifiant dans son cabinet de curiosités, c’est ce qu’il nous raconte.