Ceux qui, l’année dernière, ont pu voir Crack Cloud («nuage de crack») aux Rotondes peuvent se faire une idée des élans à fleur de peau qui animent ce généreux collectif : d’un côté, un style rugueux, décharné, témoin d’un sombre passé, de l’autre, une envie de repousser les démons, tenaces, par la force du collectif.
Ainsi, sur scène, la guitare, tranchante, prête à couper l’artère, se fait menaçante, comme ces visages anguleux aux peintures guerrières. Mais au plus haut du chaos sonore, les corps se heurtent, s’enlacent, se cajolent, se réconfortent… Une union de gueules cassées et de morals brisés qui s’affirme sur la pochette même de ce premier disque : alors que le paysage en arrière-plan est oppressant, avec cette Babylone à la Blade Runner, le groupe, soudé, souriant, ramène de l’humanité, de l’espoir même, dans un monde qui en manque.
Pour mieux saisir cette philosophie, il faut remonter aux origines dont se réclame cette formation de Vancouver (Canada), devenue en quatre ans un tentaculaire collectif artistique pluridisciplinaire et multiculturel. Là, il faut se tourner vers le quartier de Downtown Eastside, ancien fief activiste devenu un carrefour où s’entrecroisent pauvreté, prostitution et drogues. Crack Cloud, c’est donc la scène punk aux élans sociaux et politiques, de Crass à Lucrate Milk. En somme, point de musique sans combat ni compassion. Et pour ce qui est de la lutte intestine, ces sept musiciens – l’équipe, au grand complet, compte presque une centaine de personnes – savent de quoi ils parlent. En effet, nourrie d’expériences éprouvantes (dépendance, misère, dépression), cette formation s’est nouée dans les recoins les plus sombres de la société moderne, à côté des destins oubliés et des existences fantomatiques…
Le grand gaillard aux claviers, Mohammad Ali Sharar, l’explique : «Ce groupe, c’est notre programme de rétablissement ! C’est vite devenu un moyen de rester en vie, ou du moins sobre, et d’être ensemble.» «La musique est devenue une obsession qui remplace la toxicomanie», renchérit Zach Choy, batteur-pilier convulsif remarqué pour ses rythmiques proches de l’afro-beat, son chant scandé, sans oublier son tatouage au nombril, «Laughing at the system», qui explique pas mal de choses. La musique comme catharsis, la famille comme guérison ? On n’est pas loin du cliché, même si ce Pain Olympics («Jeux olympiques de la souffrance») va bien au-delà de la simple thérapie de groupe. Sa musique le prouve. Jusque-là, en effet, Crack Cloud s’était lâché sur deux EP, réunis dans une compilation combinant le post-punk new-yorkais avec la pop déglinguée de Montréal, le krautrock berlinois avec le funk blanc. Avec fougue, il ressuscitait ainsi les esprits de Talking Heads, de Devo, Fela Kuti, Gang of Four et Wire.
Des chansons abruptes, sur le fil, que l’on retrouve dans cette nouvelle offrande – à l’instar d’Ouster Stew et Tunnel Vision – mais elles n’en constituent pas la trame. Un peu comme les Clash amadouant leurs instruments et ouvrant leur punk à d’autres horizons avec London Calling, ici, les Canadiens cassent les murs, sortent les cuivres, appuient plus fort sur les synthétiseurs, s’approchent du hip-hop, osent les chorales cosmiques. L’intuition de départ laisse place à une plus grande maîtrise technique et le collectif, aux profils multiples, diffuse cette ouverture tous azimuts.
Huit chansons plus tard, où se mêlent le baroque et une énergie primale, la transformation est saisissante, comme le confirme le morceau Bastard Basket, créé en 2016. Alors que sur le premier EP, il allait droit au but, réglé sur un riff de basse en boucle et des piqûres de guitares, là, il réapparaît appuyé par des bourdons de saxophone et un chant fantomatique. Plus incarnée, la musique de Crack Cloud se tourne désormais vers d’autres horizons, moins gris et d’une étrange beauté. À l’instar de sa vidéo The Net Fix, la solitude et l’errance, la violence et l’ennui, se répondent par le rire, la danse, pour finir par s’ébattre dans un gros tas de feuilles. Les corps semblent recomposés, les esprits réconfortés, la vision plus claire. Oui, la voie vers la rédemption semble bien entamée.
Grégory Cimatti
Pain Olympics, de Crack Cloud.