Pur produit de la «Cité des anges», les huit membres d’Orgone ont le funk dans la peau et jusqu’au bout des ongles. Los Angeles, aussi ensoleillée qu’elle soit, n’est pas vraiment reconnue pour être une ville qui «bounce». Pas autant, du moins, que sa grande rivale de l’Est, New York, berceau du disco, ou que Detroit et Memphis, terres respectives des labels Motown et Stax. Et si L. A. est surtout la ville du rap «west coast», elle a toujours Orgone, descendant direct des «boogie nights» de la vallée de San Fernando, d’où viennent d’ailleurs les deux leaders, le claviériste Dan Hastie et le guitariste Sergio Rios.
Amoureux de Roy Ayers, dernier pilier californien du funk (aujourd’hui âgé de 80 ans), Orgone a décidé, après pas loin de vingt ans d’existence et à l’occasion de ce dixième album, Connection, de passer à un niveau supérieur. Si la formation du groupe a changé au fil des ans, les musiciens qui viennent et qui partent restent indiscutablement les meilleurs du genre. Pour Connection, qui marque par la même occasion le lancement de leur propre label 3Palm Records, ils s’offrent un vrai plaisir : celui d’inviter des artistes qu’ils admirent pour un album entièrement collaboratif. Orgone, qui compte dans ses rangs une chanteuse (Adryon de Leon, dans le noyau dur du groupe depuis 2013), occupe dans cet album la double place – supposément antinomique – de musiciens accompagnateurs et de stars. Le groupe met le son qu’il a créé à disposition de ses invités et confectionne à chacun un écrin confortable et ludique dans lequel s’épanouir et où l’on met tous les sons sur le même pied d’égalité. Bref, le rêve.
Un rêve qui peut donc compter sur sa très belle liste de «guests» pour devenir réalité : on retrouve par deux fois leur pendant de la côte Est, The Pimps of Joytime (Love Will See Us Through et Party People), pour des hymnes funk qui transpirent leur amour commun pour des groupes fondateurs comme Parliament ou Sly and the Family Stone, mais aussi le vétéran Cyril Neville, des Neville Brothers, qui introduit de sa voix massive toute la ribambelle d’invités sur le deuxième des dix titres (Junk Man).
Orgone laisse aussi une place considérable à ses contemporains et aux plus jeunes avec Jesse Wagner, qui chante le superbe morceau soul This One Time, Black Shakespeare, musicien et chanteur originaire de Jamaïque devenu une figure incontournable de la vie nocturne de L. A. (This Space, titre génial porté par ses percussions qui lorgne du côté du Carlos Santana période Abraxas)… Kelly Finnigan, dont on ne s’est toujours pas remis du premier album solo, The Tales People Tell (la version instrumentale est sortie en août), fait le show comme jamais sur The Truth, qui s’impose comme l’énorme tube de l’album et dont on est prêt à parier qu’il ne vieillira pas de sitôt.
Connection change de ton d’un titre à l’autre avec une aisance trop entraînante à l’écoute pour qu’elle ait le temps de dérouter. Orgone maîtrise le passage du funk électrisant à la soul romantique au rhythm and blues à l’ancienne et, comme le collage psychédélique de la pochette le montre, transforme son éclectisme en ligne de conduite, permettant au passage de s’aventurer, dans les paroles, dans les ambiances classiques du genre (le thème de l’amour revient ponctuellement) comme il distille des devises qui auraient pu être scandées sur les campus des universités américaines il y a cinquante ans («Le pouvoir est dans la foi», «La vérité, c’est ce qui rend libre»…).
En d’autres mots, Connection est l’un des meilleurs albums des années 1970, à ceci près qu’il est bel et bien sorti en 2020. C’est la pièce maîtresse d’Orgone, qui se paye avec ce classique instantané un ticket doré pour le «hall of fame» du funk.
Valentin Maniglia