Glorious Game (rap), d’El Michels Affair & Black Thought. Sorti le 13 avril. Label Big Crown Records.
La collaboration entre El Michels Affair et Black Thought semblait évidente et naturelle, mais il fallait y penser. D’un côté, le groupe new-yorkais de «soul cinématographique» s’était fait remarquer grâce à ses albums hommages au Wu-Tang Clan et à Isaac Hayes. De l’autre, le rappeur du groupe The Roots, pilier du rap conscient à l’américaine, a retrouvé une dynamique folle depuis le début de sa carrière solo en 2018, qui l’a sorti du train-train quotidien du Tonight Show Starring Jimmy Fallon et qui a prouvé que, même seul, Black Thought restait l’un des rappeurs-poètes les plus importants et un sérieux prétendant au titre de meilleur lyriciste du rap américain.
Les deux parties de cet album collaboratif partagent le même profond respect pour l’histoire de la musique noire américaine, l’amour du hip-hop joué par des instruments «live» et une capacité à sortir des œuvres immenses à un rythme dingue. Nul doute qu’entre eux, ça allait faire des étincelles.
Le groupe de soul-funk gravitait depuis longtemps dans l’orbite de Black Thought. Mais pour Leon Michels et ses musiciens, l’enjeu était de taille : les honneurs à eux réservés par le rappeur sous-entendaient, aussi, qu’il fallait passer après le meilleur groupe de rap à l’instrumentation live de tous les temps – The Roots, donc – et, surtout, en être à la hauteur.
Une maestria encore jamais atteinte
Un problème mineur pour El Michels Affair, qui aime repousser les limites imposées par ses influences : turques pour Yeti Season (2021), asiatiques dans les deux albums dédiés au Wu-Tang, toujours en déroulant sur la longueur des paysages sonores qui rapprochent leur art de la musique de film. Le «storyteller» d’exception qu’est Black Thought a de toute évidence trouvé la combinaison gagnante en collaborant avec le groupe : Glorious Game défile comme on regarderait un film sur sa vie.
Tout ce qui fait le sel d’El Michels Affair est exécuté avec une maestria encore jamais atteinte. Ici, des notes de flûte à peine perceptibles deviennent tellement entêtantes que l’on croit les entendre même quand elles ne sonnent pas (Grateful); là, le groupe confectionne une production tout droit sortie d’un vieux film d’épouvante qui se transforme sans prévenir en «hard beats» dignes de l’âge d’or du rap East Coast (Hollow Way).
Le disque se refuse à tout «banger», pas même un petit titre accrocheur, mais il impose un rythme dès sa première seconde et le tient – apparemment sans aucune difficulté – jusqu’au bout. De la même manière, Glorious Game semble interdit aux refrains, même s’il cède à deux reprises, pour l’amour des artistes invités Kirby et Son Little (merveilleux représentants de la nouvelle vague neo soul).
Un disque de rap pur et strict
Un disque de rap pur et strict, confectionné sur mesure par El Michels Affair : pour créer les «beats», le groupe a écrit des instrumentaux qu’il a enregistrés en studio, puis qu’il a coupés, échantillonnés et mélangés avec d’autres samples, jouant encore occasionnellement par-dessus avant le mix final. Une autre façon de repousser les limites…
Du haut de ses 50 ans, Black Thought, lui, rappe à la cadence d’un professeur, de ceux qui ont acquis le savoir par l’expérience. Il y parle de son enfance, de sa mère – poignardée à mort lorsque le jeune Tariq avait 16 ans –, des directions qu’aurait pu prendre sa vie et de celles qu’elle a finalement prises… Un album introspectif, comme on pouvait l’attendre de l’artiste, mais qui casse son art du récit en mettant l’accent sur l’envie d’écrire des rimes qui marquent. On aurait presque envie de se faire tatouer certaines phrases…
Il est clair que dans sa collaboration avec El Michels Affair, Black Thought prend un plaisir fou; le sommet de leur réunion restera The Weather, qui avance comme une sorte de challenge ludique entre producteur et rappeur avec un tempo qui s’accélère à mesure que le morceau avance, et qui recommence à chaque couplet.
Pour sa précédente collaboration il y a moins d’un an, Black Thought nous avait déjà gratifié d’un album extraordinaire (Cheat Codes, avec Danger Mouse), riche d’un hip-hop d’architecte aux ornements riches et variés; Glorious Game, plus brut, se présente comme son parfait contrepoint.