Originaire de Buffalo, Che Noir sort son premier album, The Lotus Child. Du rap comme on n’en fait plus beaucoup, ancré musicalement dans une autre époque, et on ne peut plus actuel.
Entre les albums de Tierra Whack (World Wide Whack), Ice Spice (Y2K!), Flo Milli (Fine Ho, Stay), Rapsody (Please Don’t Cry), GloRilla (Glorious) et Doechii (Alligator Bites Never Heal), une bonne poignée des meilleurs albums rap US que l’on a pu entendre en 2024 sont orchestrés par des femmes. À chacune son style, à chacune sa façon de faire, d’écrire, de raconter : on n’est très certainement (et heureusement) pas encore arrivé au sommet de la vague, mais les œuvres proposées, pour leur diversité musicale, leurs richesses thématiques, forment un panorama sans précédent de ceux et celles qui promettent – et, en tout cas, qui incarnent – le futur du rap.
À cette liste s’ajoute donc Che Noir, 30 ans tout pile, originaire de Buffalo, New York. La ville profite déjà d’une sacrée réputation dans le milieu grâce à la bande de Griselda Records (Westside Gunn, Conway the Machine, Benny the Butcher…), mais le rap de Che Noir est la preuve qu’à Buffalo, on démontre une vision du rap, même underground, bien plus large. Forcément, le carnet d’adresses de la jeune femme a commencé à se remplir dans sa ville, avec encore l’année dernière un album produit par l’artiste anonyme Big Ghost Ltd., un proche de Griselda (Noir or Never, 2023), et un couplet énervé aux côtés de Conway et son pote 38 Spesh sur We Outside, pépite de l’album The Ghronic : Speshal Machinery (2023). Avec le beau bagage musical qu’elle porte déjà derrière elle, la rappeuse et productrice met plus que jamais un point d’honneur à concevoir l’album qui lui ressemble le mieux, une fenêtre ouverte sur l’enrichissement de son parcours artistique, un espace mental où s’exprime sa force.
Confiante dans sa capacité à observer le monde, encore plus dans son talent pour l’interpréter
Si l’illustration de l’album renvoie à la fameuse photo de Biggie coiffé de sa couronne, ce n’est pas anodin : s’il y a eu un roi de New York, il faut bien qu’un jour y arrive une reine. Et non, ce n’est pas forcément parce que la concurrence est rude. Rappeuse «consciente» dans le sens le plus classique du terme, celle qui vogue avec hargne sur ses (propres) instrus «boom-bap» à l’os, héritage direct des années 1990 (Nas, Jay-Z, Wu-Tang Clan, mais aussi Notorious B.I.G., donc), se fait porte-parole de l’esprit de paix et de sororité dans le rap, en cette année qui se résume, côté masculin, à un clash (Drake et Kendrick Lamar) et l’attente du procès du siècle (celui de P. Diddy). Dans l’éloquent Black Girl, c’est justement la vétérane Rapsody, invitée pour un couplet de feu, qui tient la comparaison avec les hommes, clamant haut et fort que, de J. Cole à Black Thought à «King Kendrick», tous la respectent. Si son entourage aussi est royal, il n’y a aucun doute sur Che Noir.
Dans sa plume comme dans sa bouche, toutes les techniques qui ont fait du rap un art sont présentes : les métaphores fréquentes, le langage direct, la richesse des samples, la dureté des récits et le message de résilience… Bref, du rap comme on n’en fait plus beaucoup, ancré musicalement dans une autre époque, et on ne peut plus actuel. Thématiquement, Che Noir aborde les luttes intimes, les urgences sociales, la solidarité, l’amour, mais aussi les idées de morale et d’identité. En huit titres et moins de trente minutes, The Lotus Child montre une rappeuse confiante dans sa capacité à observer le monde, encore plus dans son talent pour l’interpréter – l’esthétique jazzy et granuleuse de sa production n’y est sans doute pas étrangère. Ses textes plus introspectifs, elle les garde d’ailleurs pour la fin, avec notamment Angels, un hommage hautement spirituel à son frère et son cousin, tous deux tués. Angels est d’ailleurs le seul morceau pour lequel Che Noir passe la main à la production (à The Soulyghost). Faut-il y voir des signes de sa prochaine évolution?
Che Noir, The Lotus Child. Sorti le 25 octobre. Label Poetic Movement Inc.