Cette semaine, le collectif Brockhampton revient avec Roadrunner : New Light, New Machine, sorti sur le label Question Everything / RCA Records.
Dans un monde où tout va très vite, les membres de Brockhampton sont des rois. Leur série d’albums Saturation, sortie en trois temps entre juin et décembre 2017, les impose immédiatement comme le groupe incontournable de la nouvelle scène rap américaine, caractérisé par une identité strictement «DIY» et profondément libertaire, et une énergie intarissable, qui se manifeste autant dans leurs concerts enflammés que dans leur prolificité. Et leur ascension fulgurante, qui a trouvé son point culminant avec leur signature, début 2018, sur le célèbre label RCA, allait forcément connaître le revers de la médaille.
Après Saturation III, les membres de l’autoproclamé «boyband» («le meilleur depuis One Direction», affirmaient-ils alors) quittent l’un après l’autre la grande maison de South Central, avec studio d’enregistrement et piscine, dans laquelle ils vivent tous; puis, en mai 2018, le collectif se sépare de l’un de ses membres fondateurs, Ameer Vann, à la suite d’allégations d’agression sexuelle. Et doit à nouveau faire face à une autre affaire similaire, fin 2020, avec l’acteur Shia LaBeouf, devenu un temps son mentor. Après tout, on ne devient pas roi sans quelques têtes coupées…
Dans ce laps de temps d’un an et demi, Brockhampton sort Iridescence (2018) et Ginger (2019), deux albums qui annoncent puis confirment sa renaissance. Les instrumentaux, très mélodiques, sont l’écrin qui fait briller les idées noires du groupe, qui rappe et chante sa colère, sa vulnérabilité et sa désillusion, racontant une vie hors de tout contrôle, marquée par une tristesse ambiante et une santé mentale qui se dégrade de bien des manières. Ce sont aussi ses deux plus gros succès, portés aux nues par leur très jeune «fanbase», qui y trouve le message d’espoir dont Brockhampton – qui revendique, outre son égalitarisme fondamental, son appartenance à la culture «queer» – a toujours désiré se faire le porte-parole.
Il y a quelques années, le collectif à géométrie variable – ils sont treize actuellement, sans compter des collaborateurs réguliers comme les chanteurs pop Ryan Beatty et Dominic Fike – aurait été confiné ensemble, dans la grande maison aujourd’hui occupée par Kevin Abstract seul. Mais l’éloignement est justement l’un des moteurs de Roadrunner : New Light, New Machine, leur sixième album. Ou plutôt ce qui découle de leur enfermement, à commencer par une assurance monstrueuse en leur art, qui n’a jamais été aussi incontestable depuis Saturation II. C’est la rage au ventre qu’ils se libèrent de tous leurs poids dès Buzzcut, un «banger» alternatif qui fait figure d’introduction, inaugurant une suite de six titres où chacun donne le meilleur de lui-même, embarquant au passage rien moins que ASAP Rocky et ASAP Ferg dans l’aventure. C’est dire la confiance qu’ils ont.
Si on les sent libérés, c’est aussi parce que Roadrunner, entre raps frénétiques (Buzzcut, Bankroll), d’autres qui tissent les liens entre «Dirty South» et «West Coast» (Don’t Shoot Up the Party, Windows, The Light), et d’autres encore qui continuent de développer la zone grise entre rap, R’nB et pop avec de superbes mélodies (les géniaux Count On Me et I’ll Take You On), sonne parfois comme un album de confessions. Quand Joba s’ouvre sur le suicide de son père dans The Light, Kevin Abstract déclare ailleurs que son «frère», son «meilleur ami» (traduction : Ameer Vann), lui «manque».
Après les montagnes russes qu’a traversées le groupe, cet album donne pour la première fois un aperçu de leurs vies, sans message fédérateur comme le feraient des divas de la pop, sans chercher à plaire aux fans plus qu’à tout autre. Juste Brockhampton face à eux-mêmes, dans un retour de flamme créatif et explosif, qui pourrait bien marquer, selon Kevin Abstract, la fin du groupe, annoncée pour cette année, avec un septième et dernier album à venir.
Valentin Maniglia