Cette semaine, on écoute de black midi, avec Cavalcade, sorti le 28 mai sur le label Rough Trade.
Depuis ses premières apparitions en 2018, black midi attire tous les regards, admiratifs et un peu jaloux de voir un si jeune quatuor maîtriser à tel point sa science. Des garçons tranquilles, les joues roses et la chemise impeccable, débordant d’énergie et prenant plaisir à marteler leurs instruments. Ce qui marque surtout, c’est qu’ils semblent avoir digéré toutes les influences qu’on leur colle sur le dos (The Fall, Swans, King Crimson…), pour mieux les relâcher dans la nature, dans une musique décomplexée, vivante, directe, si peu révérencieuse.
Symboles de cette avancée sans filet, ses deux figures fortes : le batteur Morgan Simpson, électron libre et virtuose, jazzman hyperactif qui se serait égaré dans un groupe punk. Devant lui, dans une théâtralité assumée, le guitariste-chanteur Geordie Greep balaye la scène d’un œil cynique et dans une bouille hargneuse, ramenant à un autre modèle, Primus, pour sa voix de «canard» et son sens du chaos tout aussi remarquable. Dans l’arène ou sur disque, à chaque coup, la démonstration est saisissante.
Il y a eu notamment plusieurs lives enregistrés pour la radio américaine KEXP, sur lesquels la bande démontre sa passion pour le rock casse-cou, radical et explosif. Il y a eu surtout un premier album, Schlagenheim (2019), qui invite, dans une même idée, à se perdre dans un labyrinthe sonore, entre guitares rageuses, bourrasques rythmiques et élans plus tranquilles. En son cœur, on est alors chahuté, essuyant de plein fouet une rafale qu’auraient pu servir des groupes comme Shellac ou Slint, mais chapeautés par un chef d’orchestre avant-gardiste un peu dingue, genre David Thomas (Rocket from the Tombs, Pere Ubu).
Dans la foulée, cette année, d’autres démonstrations savoureuses (Shame, Black Country, New Road, Squid), black midi aurait pu garder la même foulée, celle qui entraîne aujourd’hui le rock anglais vers des terres fertiles. Mais le groupe, détaché des attentes de ses auditeurs, veut toujours aller plus loin dans ses compositions alambiquées. Attention, le geste n’est pas forcé, ni purement intellectuel. Plutôt que de parler de concept, la formation préfère d’ailleurs les termes «ambition» et «expérimentation». «On a juste eu le courage de plus les assumer», soutient ainsi Geordie Greep.
Avec Cavalcade, tel un laborantin aliéné dans son manoir, black midi sculpte un nouveau monstre, plus tumultueux que son prédécesseur. Une remise en question un peu forcée aussi, en raison d’une pause réclamée par le guitariste Matt Kwasniewski-Kelvin pour soigner son mental défaillant. Le groupe comble alors le vide avec de nouveaux collaborateurs au saxophone, au violon et aux claviers. La chanson d’ouverture John L est une bonne synthèse de cette orientation, lançant efficacement un disque en équilibre entre riffs ravageurs, rythmiques elliptiques, cordes sous tension et cuivres ensorcelants.
Oui, l’album joue avec les extrêmes, partagé entre sensations fortes et moments d’accalmie, à l’instar du titre Marlene Dietrich, qui calme le jeu, comme d’autres, en mode crooner. Des allers-retours qui font tout le sel de ce Cavalcade, sans équivalent. La cacophonie, comme les moments de respiration, sont savamment calculés, et cette avancée sur des montagnes russes s’achève sur l’épique Ascending Forth, dont les deux derniers accords, harmoniques (qui sonnent comme L’Oiseau de feu de Stravinsky) rompent soudainement avec la dissonance. Une manière, pour black midi, de faire table rase et préparer le terrain pour de nouvelles salves. L’échappée belle ne va sûrement pas s’arrêter là.
Grégory Cimatti